Épilogue


Mars 1975.
Île de Rügen, Allemagne de l’Est.

La femme jetait des coups d’œil furtifs aux clients du café sans s’attarder plus d’un instant, détournant le regard avant que l’un d’eux puisse lui faire perdre ses moyens. Où était-il ? Elle ne s’était pas trompée de point de rendez-vous, s’était assurée d’être à l’heure, mais aucun des clients ne portait le paquet qui constituait le signal convenu. Elle consulta sa montre. Déjà dix minutes de retard. Elle reprit sa surveillance discrète, épiant sans vouloir être épiée.

D’autres clients du café étaient-ils des informateurs, eux aussi ? La serveuse qui venait de lui apporter son café par exemple, celle avec les sourcils dessinés d’un trait trop noir et la mine aigrie d’une paysanne poméranienne. Elle avait l’air du genre loyal au Parti. Ou l’homme mal rasé au pull marin gris assis à l’angle, qui couvait une bière bien qu’il ne fût pas encore midi. Il n’en avait pas bu une goutte. Elle avait remarqué ce détail.

La femme se frotta les mains comme si le froid d’un mois de mars sur la Baltique avait envahi le salon alors que, dans l’âtre, sous le portrait d’un homme d’âge moyen au nez chaussé de lunettes à monture d’écaille, un feu crépitait et vomissait de la fumée comme si son repas de mauvais charbon lui donnait une indigestion. Elle porta la tasse à ses lèvres d’une main tremblante, renversant du café. La femme sourit pour elle-même, l’air contrit. Quelle négligence.

Elle vérifia de nouveau l’heure avant de regarder le portrait du camarade Honecker. Elle avait l’impression qu’il l’observait lui aussi derrière le verre du cadre. Ces dernières années, les gens de son espèce l’avaient gardée captive comme un oiseau en cage. Un geôlier en chef et son réseau d’assistants dont elle savait qu’ils étaient très bien entraînés à espionner les gens comme elle.

En effet, la femme était surveillée, mais pas par un des clients du café. L’espionne était dissimulée à l’ombre d’une véranda de bois blanche sur le trottoir d’en face, dans la rue principale de la station balnéaire. Silhouette mince au visage anguleux à peine visible sous la capuche lui couvrant tête, elle semblait occupée à balayer l’entrée du bâtiment mais n’avait d’yeux que pour le café, ignorant le mouvement du balai.

Le regard de l’espionne à capuche s’éveilla lorsque approcha un homme vêtu d’un pardessus et d’un costume qui portait un bouquet de fleurs printanières. Elles avaient quelque chose de particulier. Elles étaient trop précoces pour l’île de Rügen. Les fleurs semblèrent attirer l’attention de la femme. Elle se leva, s’empressa de jeter quelques marks sur la table et se hâta de rejoindre l’homme. Son visage s’éclaira quand ils s’enlacèrent. Il y avait presque de l’amour dans son regard, mais l’espionne à capuche n’était pas dupe.

Ils s’éloignèrent en remontant Wilhelm-Pieck-Strasse, passèrent devant des congères, résultat du blizzard anormal pour la saison qui les avait frappés quelques jours auparavant, les tiges des fleurs ployant sous le vent glacial. Ils flânèrent en direction de la mer et des marches de la falaise qui les mèneraient à la jetée dont les pilotis plongeaient dans l’eau glacée.

Au bout d’un instant, la silhouette sur la véranda les suivit, restant à quelques centaines de mètres derrière le couple. Elle s’arrêta près du télescope au sommet de la falaise, celui dont se servaient les enfants l’été pour regarder passer les bateaux. Pourtant, si quelqu’un avait vérifié l’angle du télescope, il aurait vu qu’il était braqué au bout de la jetée en bois où le couple continuait à parler, debout près d’un réverbère recouvert d’embruns qui avaient gelé en couche épaisse. L’hiver s’accrochait jusqu’à l’arrivée définitive du printemps.

Au bout d’un moment, la silhouette se dirigea vers une cabine téléphonique jaune à quelques mètres de là.

Elle composa le numéro d’un abonné de Bergen auf Rügen.

À Bergen, l’opérateur du ministère de la Sécurité d’État entendit que la correspondante demandait à parler au capitaine Gerd Steiger.

— De la part de qui, s’il vous plaît ?

Dans la cabine, l’espionne ôta sa capuche et passa les doigts dans ses cheveux roux qu’elle venait de faire couper.

— Dites-lui que c’est Chat sauvage. Dites-lui que le sujet est entré en contact.

La fille aux traits anguleux attendit que Steiger décroche. Elle se demanda si elle faisait ce qu’il fallait tout en étant persuadée de faire le bon choix. C’était le prix de sa liberté, le prix à payer pour éviter de retourner en maison de correction, pour pouvoir vivre avec sa grand-mère.

Espionner sa propre mère.

Après tout, voilà ce qu’elle était, comme Mathias avant elle.

Une espionne.

Une informatrice.

Un pur produit de la Stasi.