La sonnerie stridente d’un téléphone réveilla en sursaut le lieutenant Karin Müller. La main qu’elle tendit pour décrocher ne rencontra que du vide. Elle avait une migraine carabinée. La sonnerie s’éternisant, Müller souleva la tête de l’oreiller. La pièce tangua ; la bouche amère, elle déglutit alors que la forme allongée près d’elle sous la couverture saisissait le combiné de l’autre côté du lit.
— Tilsner ! aboya d’une voix retentissante le sous-lieutenant Werner Tilsner, l’adjoint de Müller.
Merde ! Qu’est-ce qu’il fout là ? Peu à peu, Müller prit conscience de ce qui l’entourait sans que les propos de Tilsner, toujours au téléphone, s’impriment dans son esprit. Dans l’appartement, les objets n’étaient pas les bons. Le lit à deux places dans lequel elle était couchée ne ressemblait pas au sien. Les draps n’étaient pas ceux dans lesquels elle dormait avec son mari, Gottfried. Tout était plus… luxueux, précieux. Sur la commode, elle vit des photos de Tilsner… de sa femme, Koletta… de leurs deux enfants – un adolescent et une fille plus jeune –, prises dans un camping, image de la famille modèle en vacances d’été, tout sourires face à l’objectif. Oh, bon sang ! Où était la femme de Tilsner ? Elle pouvait rentrer à tout moment. Les souvenirs commencèrent alors à lui revenir : à en croire Tilsner, Koletta avait emmené les enfants chez leur grand-mère pour le week-end. Ce même Tilsner qui était en train de mener en bateau son interlocuteur, quel qu’il fût.
— J’ignore où elle est. Je ne l’ai pas vue depuis hier soir, au bureau.
Il mentait avec un calme que Müller était loin de partager.
— J’essaie de la joindre et, quand ce sera fait, nous nous rendrons sur les lieux dès que possible, camarade colonel. Le cimetière Sainte-Elisabeth d’Ackerstrasse ? Oui, je comprends.
Müller serra son front douloureux en essayant d’éviter le regard de Tilsner qui raccrocha le téléphone et sortit du lit pour se diriger vers la salle de bains. Elle se trémoussa sous la couverture. Il avait fait froid la veille au soir. Un froid glacial. Elle avait dormi tout habillée et, sous sa jupe moulante, sa culotte lui irritait maintenant la peau. Avant ça : vodka Blue Strangler. Trop de vodka. Avec Tilsner, ils avaient mesuré leur résistance à l’alcool en avalant verre sur verre dans un bar de Dircksenstrasse, concours idiot qui avait fini dans le lit conjugal de l’adjoint, semblait-il. Ce matin-là, Müller avait encore un goût d’alcool dans la bouche. Gottfried ne devait pas apprendre qu’elle avait passé la nuit chez Tilsner, quoi qu’il se fût passé après le bar.
De retour dans la chambre, son collègue lui tendit un verre d’eau où fondait un comprimé effervescent.
— Bois ça, ordonna-t-il.
Müller eut un léger mouvement de recul, grimaçant à la vue de la préparation et à son sifflement de serpent.
— Ce n’est que de l’aspirine, la rassura Tilsner. Je vais faire du café pendant que tu t’arranges un peu.
Son visage mal rasé à la mâchoire carrée s’éclaira d’un sourire narquois où l’insolence le disputait à l’irrespect – mais Müller ne pouvait s’en prendre qu’à elle de s’être fourrée dans cette situation. Seule policière du pays à la tête d’une unité de la brigade criminelle, elle ne pouvait se permettre de passer pour une salope.
— Ne vaudrait-il pas mieux y aller tout de suite ? cria-t-elle en direction de la cuisine. Ça avait l’air urgent.
Chaque mot lui martela le crâne.
— Ça l’est, cria Tilsner en réponse. Le corps d’une jeune fille. Découvert dans un cimetière. Près du Mur.
Müller avala la boisson effervescente en une longue gorgée, s’efforçant de ne pas la régurgiter.
— Mieux vaut partir sur-le-champ dans ce cas, s’écria-t-elle, sa voix résonnant dans les pièces à haut plafond du vieil appartement.
— Nous avons le temps de prendre un café.
Un fracas de tasses et de casseroles accompagna la réponse de Tilsner, comme s’il se trouvait en terrain inconnu. Ce qui devait être le cas, sauf une fois par an, pour la journée internationale des Femmes.
— Après tout, j’ai dit au colonel Reiniger que je ne savais pas où tu étais. Et les gens de la Stasi sont déjà sur place.
— La Stasi ? répéta Müller.
Elle s’était traînée jusqu’à la salle de bains et considérait son reflet dans le miroir, horrifiée. Le mascara appliqué la veille avait bavé autour de ses yeux bleus injectés de sang. Elle se passa les doigts sur les joues pour essayer de retendre ses traits bouffis et joua avec sa chevelure blonde, qui lui tombait sur les épaules. Pas encore trente ans, et déjà la seule policière de RDA à la tête d’une unité de la brigade criminelle. Elle n’avait pas l’air si fraîche, aujourd’hui. Elle prit une profonde inspiration, espérant que l’air vif matinal du vieil appartement calmerait sa nausée.
Müller savait qu’elle devait s’éclaircir les idées. Reprendre la situation en main.
— Si le corps se trouve à proximité du Rempart antifasciste, les gardes-frontières ne devraient-ils pas s’en charger ?
Malgré les martèlements dans son crâne, elle continuait à brailler pour que Tilsner puisse l’entendre du fond du couloir.
— Pourquoi la Stasi est-elle impliquée ? Et pourquoi sommes-nous…
Elle s’interrompit en voyant le reflet de son collègue dans le miroir. Il se tenait juste derrière elle, deux tasses de café fumant à la main. Il leva les sourcils en haussant les épaules.
— C’est un interrogatoire ? Reiniger veut que nous nous présentions à l’officier supérieur de la Stasi déjà sur les lieux. C’est tout ce que je sais.
Il l’observait tandis qu’elle coiffait ses mèches emmêlées avec la brosse de Koletta.
— Tu ferais mieux de me laisser nettoyer la brosse quand tu auras fini, observa-t-il.
Leurs regards se croisèrent : bleus comme ceux de Müller, ses yeux semblaient particulièrement lumineux pour quelqu’un qui avait avalé autant de vodka la veille. Son sourire narquois était de retour.
— Ma femme est brune.
— Ferme-la, Werner, cracha Müller à son reflet tout en ôtant le vieux mascara avec un des cotons démaquillants de Koletta. Il ne s’est rien passé.
— Tu en es sûre, hein ? Ce n’est pas tout à fait conforme à mon souvenir.
— Il ne s’est rien passé. Tu le sais aussi bien que moi. Restons-en là.
Le sourire de Tilsner frôlait la concupiscence ; Müller se força à se souvenir, malgré le brouillard de la gueule de bois. Rougissante, elle essaya de se persuader qu’elle avait raison. Après tout, elle avait dormi tout habillée et sa jupe était assez moulante pour prévenir toute intrusion indésirable. Elle se retourna, lui arracha la tasse des mains et avala deux longues gorgées alors que la vapeur s’élevant du café embuait le miroir glacial de la salle de bains. Passant derrière elle, Tilsner s’empara du coton maculé de mascara qu’il fourra dans sa poche. Puis il entreprit de retirer à l’aide d’un peigne les cheveux blonds coincés dans la brosse. Müller leva les yeux au ciel. Il était clair que le salaud n’en était pas à son coup d’essai.
Sans se regarder, les deux collègues descendirent l’escalier, traversèrent le hall d’entrée aux murs lépreux et sortirent de l’immeuble en cette matinée hivernale. Müller repéra leur Wartburg banalisée garée le long du trottoir d’en face. À sa vue, elle se rappela certains détails de la veille, comme l’insistance de Tilsner pour l’emmener chez lui et lui offrir un café qui la dégriserait – et qu’importe s’il conduisait en état d’ivresse. Müller se frotta le menton et se souvint en un éclair de la barbe de Tilsner lui râpant le visage, du contact de ses lèvres sur les siennes. Que s’était-il passé ensuite ?
Ils montèrent dans la voiture, et Werner prit le volant. Il tourna la clé de contact, faisant briller sa montre coûteuse à la faible lueur du jour. Müller considéra son collègue d’un œil curieux en se remémorant son appartement aux aménagements somptueux. Comment pouvait-il se permettre un tel luxe avec son salaire d’adjoint ?
La Wartburg s’ébranla en crachotant. Müller retrouvait peu à peu la mémoire. Ça n’avait pas été plus loin qu’un baiser, si ? Elle risqua un rapide coup d’œil sur sa gauche alors que Tilsner démarrait en faisant grincer l’embrayage, mais son coéquipier regardait droit devant lui, l’air sombre. Il faudrait servir une très bonne excuse à Gottfried. Il avait l’habitude qu’elle travaille tard, mais pas toute la nuit sans prévenir.
La voiture patina et dérapa sur la neige vieille d’une semaine que personne ne s’était donné la peine de déblayer. Le ciel de plomb laissait encore présager du mauvais temps. Passant la main par la vitre, Müller accrocha le gyrophare au toit de la Wartburg, actionnant du même coup la sirène plaintive pour parcourir les quelques kilomètres qui séparaient Prenzlauer Berg du cimetière, à Mitte.
Les deux enquêteurs s’étaient à peine adressé la parole quand ils se garèrent dans Ackerstrasse, la rue qui coupait les cimetières voisins des paroisses Sainte-Elisabeth et Sophien – tous deux contigus au Rempart antifasciste, au nord-est. D’un signe de tête, Tilsner désigna l’entrée du cimetière Sainte-Elisabeth dont il franchit le portail surmonté d’un arceau métallique, Müller sur ses talons. Recouvert d’un manteau blanc d’où émergeaient des stèles et des pierres tombales sombres, le cimetière composait un tableau paisible qui tranchait avec le reste de la ville. Des anges aux ailes vertes, dont la robe bronze jadis brillante virait au vert-de-gris après trop d’hivers berlinois, veillaient sur quelques tombes.
Ils gagnèrent l’endroit où gisait le corps. Des officiers de la Stasi et des gardes-frontières entouraient la silhouette sans vie de la jeune fille, recouverte d’une bâche. Surgissant de derrière la pierre tombale près de laquelle il s’était agenouillé, un homme vêtu d’un imperméable se redressa de toute sa hauteur. Müller aperçut un costume de ville sous la gabardine, mais devina d’après l’allure de l’inconnu que c’était l’officier de la Stasi dont on avait parlé à Tilsner au téléphone. L’homme fit volte-face, sourire aux lèvres. Il devait avoir quarante-cinq ans, portait des favoris à la mode et ses cheveux blond-roux un peu longs. Il aurait pu passer pour l’un de ces présentateurs de journaux télévisés ouest-allemands que Gottfried, le mari de Müller, appréciait tant, malgré ses protestations.
Elle ne le reconnut pas, même s’il était évident que lui la connaissait.
— Camarade lieutenant. Merci d’être des nôtres. Lieutenant-colonel Klaus Jäger. Ravi que nous ayons enfin réussi à vous joindre.
Il serra la main gantée de Müller dans la sienne avec fermeté avant d’en faire autant pour Tilsner en se présentant. La cordialité de son accueil semblait sincère.
— Accompagnez-moi, voulez-vous, que je vous mette au courant de certains détails.
Effleurant le dos de Müller, Jäger guida les deux collègues vers un kiosque en bois recouvert de neige où des gens endeuillés venaient sans doute méditer sur leurs chers disparus. Müller tenta de se retourner pour jeter un coup d’œil au cadavre, mais Jäger n’avait pas l’air pressé de le leur montrer.
Ils s’installèrent sur un banc, à l’abri d’un pan de la structure hexagonale, les deux officiers de la police criminelle encadrant Jäger. Il portait une lotion après-rasage coûteuse, un parfum venu de l’Ouest, pensa Müller. Quant à elle, elle devait empester la Blue Strangler, 40 ° d’alcool. Elle espérait qu’il ne sentait rien.
— Sale histoire, observa Jäger en désignant d’un geste le périmètre de sécurité où les photographes officiels et l’équipe médicolégale s’affairaient. Une adolescente. D’une quinzaine d’années, selon nous.
— Assassinée ? demanda Müller.
— À notre avis, oui, répondit Jäger en hochant la tête avec lenteur.
— Comment, camarade lieutenant-colonel ? intervint Tilsner. Et pourquoi faire appel à la brigade criminelle de la police populaire si le ministère de la Sécurité d’État mène déjà l’enquête ?
— Oui, pourquoi la Sécurité d’État est-elle impliquée ? ajouta Müller avant que l’officier de la Stasi n’ait eu le temps de répondre à son adjoint. Vu la proximité du Rempart antifasciste, cette affaire devrait être du ressort des gardes-frontières, n’est-ce pas, lieutenant-colonel Jäger ?
Sans prêter attention aux policiers qui s’activaient autour du corps, Müller regarda vers le premier mur des fortifications. On disait qu’un champ de mines le séparait d’un deuxième mur, le tout contournant le secteur Ouest sur des kilomètres. Les faisceaux des projecteurs, plantés tous les cinquante mètres environ comme des tournesols géants, fouillaient le ciel. À la lumière du jour, avec le cimetière recouvert de neige au premier plan, le dispositif paraissait plutôt inoffensif à Müller malgré les aboiements sporadiques des chiens de garde. La nuit, il revêtait un tout autre aspect. Mais si ses défenses dissuadaient les déserteurs de la République – ceux qui préféraient risquer l’évasion vers l’Ouest plutôt que de rester pour bâtir une Allemagne plus juste –, eh bien, ça lui convenait très bien.
Après un court silence, Jäger émit un léger rire.
— Je ne puis répondre à vos trop nombreuses questions. Ce que je peux vous dire, c’est que votre supérieur, le colonel Reiniger, vous a ordonné de m’aider, à ma demande. Et même si je suis officiellement chargé de l’affaire, en pratique, c’est vous qui mènerez l’enquête. Elle sera peut-être difficile – comme vous avez déjà dû le deviner –, mais vous aurez les mains libres. Sauf sur un point : je souhaite que vous gardiez la plus grande discrétion au sujet de l’implication du ministère de la Sécurité d’État.
Jäger retroussa un peu les manches de son imperméable, comme s’il s’apprêtait à se mettre au travail.
— En revanche, je peux vous donner la raison de cette implication. La victime semble avoir été touchée par des coups de feu provenant de l’Ouest – a priori tirés par des gardes-frontières – alors qu’elle tentait de fuir vers l’Est.
Le lieutenant-colonel de la Stasi observa un silence et fixa Müller droit dans les yeux.
— Scénario inhabituel, je vous le concède.
À cette nouvelle, Tilsner siffla entre ses dents. Était-il stupéfait ou perplexe ? Müller n’aurait su le dire.
— La victime a donc réussi à escalader un mur de quatre mètres de haut, à traverser la piste de contrôle, à échapper aux chiens de garde et aux gardes-frontières est-allemands avant d’escalader un autre mur de quatre mètres – le tout sous une pluie de balles venue de l’Ouest ? résuma Müller, espérant que son incrédulité ne sonnait pas comme un sarcasme pur et simple.
— Ce sont les conclusions officielles – et préliminaires – du ministère de la Sécurité d’État. J’ai sollicité l’aide de la police criminelle, que vous représentez, pour identifier la victime et trouver des preuves corroborant ces conclusions.
Le sérieux avec lequel Jäger soutint de nouveau son regard donna un léger frisson à Müller.
— Si vous veniez à découvrir des preuves les démentant, je vous suggère de ne pas les divulguer et de m’en faire part avant toute chose.
— Sous-lieutenant Tilsner ? demanda Jäger en se tournant vers l’adjoint. Vous comprenez vous aussi ce que je dis, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, camarade lieutenant-colonel. Nous ferons preuve d’une discrétion absolue. Soyez-en assuré.
Comme déjà las de l’affaire, Jäger se leva en soupirant et fit signe aux deux enquêteurs de le suivre.
— Je ferais mieux de vous montrer le corps. Je vous avertis : c’est un spectacle pénible. Pour des raisons qui vous paraîtront évidentes dans un instant, nous aurons beaucoup de mal à identifier la victime.
Müller fit la grimace en suivant l’officier de la Stasi, accompagnée de son adjoint. Même dans les circonstances les plus favorables, examiner un cadavre n’était pas son truc, mais le cadavre d’une adolescente qu’ils auraient beaucoup de mal à identifier… cela promettait d’être très déplaisant.
Ils empruntèrent l’allée du cimetière qui les ramenait vers la scène de crime, la glace et la neige gelée craquant sous leurs pas. Müller piétinait lourdement à chaque enjambée pour réchauffer ses pieds engourdis. Elle restait à la traîne derrière ses deux collègues, submergée par l’appréhension. Quelque chose ne tournait pas rond.
La poignée d’officiers issus des divers ministères s’écarta pour les laisser approcher. Au signal de Jäger, l’un des hommes souleva la bâche.
Le cadavre apparut : une adolescente, à plat ventre dans la neige, une jambe lacérée – par la clôture en fils barbelés qui hérissait le Mur ? –, l’autre formant un angle improbable avec le reste du corps. Des plaies au dos confirmées par les éclaboussures de sang sur le tee-shirt blanc que l’on devinait sous une épaisseur de tissu noir déchiré, peut-être une sorte de cape. Sa tenue n’avait pas l’air adaptée au temps hivernal. La régularité des blessures suggérait des tirs d’arme automatique, et le corps tournait le dos au Mur, faisant face à Berlin-Est. Ce détail au moins concordait avec le rapport officiel. Müller observa le Mur, les projecteurs, le mirador et les immeubles de l’Ouest capitaliste de l’autre côté, ornés de leurs publicités criardes. D’où provenaient les tirs ? Comment avait-elle réussi à se traîner jusqu’ici ?
— Putain ! s’exclama soudain Tilsner, debout derrière la tête de la victime.
Jäger haussa les sourcils sans relever la remarque.
— Impossible d’identifier ça. C’est de la bouillie !
Cette fois, Jäger ne laissa pas passer.
— C’est d’une jeune fille qu’il s’agit, sous-lieutenant, pas d’un objet inanimé, le sermonna-t-il. Elle doit manquer à quelqu’un, quelque part. Cela dit, en effet, c’est désagréable. Le jardinier du cimetière l’a découverte à l’aube, mais il semble qu’un chien errant était déjà passé par là.
Müller se plaça à côté de Tilsner et vit ce qui avait provoqué sa réaction. Un lambeau de peau arraché entre le menton et l’orbite de la victime dévoilait de la chair à vif, tel un morceau de viande bon marché sur l’étal d’un boucher. Entre ses lèvres entrouvertes, pas de dents, juste des gencives sanguinolentes, mutilées. Un animal était-il capable de ça ? Ce spectacle, cette idée… c’en fut trop. Soudain prise de haut-le-cœur, Müller se précipita derrière une tombe et se déroba aux regards pour vomir les restes de repas et de vodka de la veille. Pour tenter de cacher son embarras, elle simula une quinte de toux et, du bout de sa botte, recouvrit de neige la preuve de son malaise.
— Vous vous sentez bien, camarade Müller ? lui demanda Jäger.
Müller acquiesça, évitant le regard de Tilsner. S’armant de courage, elle se tourna vers le cadavre et remarqua sa main, paume à plat dans la neige, doigts écartés. Une main d’adolescente, à la peau fraîche et sans rides. Mais ce furent les ongles noirs qui firent tressaillir l’inspectrice. La couche de couleur ressemblait à du vernis, mais elle avait un aspect mat, strié. Müller s’agenouilla. De près, il était évident que les ongles avaient été coloriés à l’encre, comme il arrive aux écoliers de le faire au feutre. Rappel brutal du jeune âge de la victime. Une quinzaine d’années, peut-être moins. C’était l’enfant de quelqu’un. L’âge qu’aurait eu sa propre fille si… Elle refoula cette pensée. Sa gorge se contracta de nouveau, ses yeux s’embuèrent. Elle croisa le regard de Jäger. Vomir avait déjà été assez pénible, elle refusait de pleurer – surtout devant un officier supérieur du ministère de la Sécurité d’État.
L’atmosphère ne se détendit qu’à l’arrivée de l’agent de la police technique et scientifique, Jonas Schmidt. Marchant d’un pas pressé – parce que incapable d’aller plus vite –, il était à bout de souffle, sa silhouette flasque boudinée dans une salopette blanche, un sac marron en équilibre sur l’épaule. Quand Schmidt enfourna les restes d’un sandwich à la saucisse et essuya la graisse qui lui coulait sur le menton d’un revers de main, l’estomac de Müller se souleva.
— Toutes mes excuses si je suis en retard, camarade lieutenant, bredouilla-t-il la bouche pleine. J’ai fait aussi vite que possible.
Ne se sentant pas encore en mesure de parler après l’examen du cadavre, Müller se contenta d’un hochement de tête, laissant le soin à Jäger de se présenter lui-même. Schmidt adressa un drôle de petit salut à l’officier de la Stasi.
— J’espère que nous aurons accès aux laboratoires de la police scientifique du ministère en cas de besoin, camarade lieutenant-colonel, dit le technicien. Vos équipements sont tellement plus sophistiqués que ceux de la police populaire. Vais-je collaborer avec mes collègues du ministère ?
— Non, camarade Schmidt. Il s’agit d’une enquête de police. Vous travaillerez sous l’autorité du lieutenant Müller, comme d’habitude. Nous avons déjà photographié le corps, mais nous avons besoin que vous preniez d’autres clichés. Et il vaudrait mieux vous dépêcher avant qu’il ne se remette à neiger, ajouta Jäger en levant les yeux vers le ciel, de plus en plus sombre. Montons d’abord sur la plate-forme.
D’un hochement de tête, Jäger désigna près du Mur un petit échafaudage équipé d’une échelle. Les gardes-frontières avaient dû le monter en début de matinée pour procéder aux constatations préliminaires. Müller, Tilsner et Schmidt le suivirent jusque-là, prenant garde de rester sur l’allée goudronnée qui se déroulait tel un ruban de réglisse dans la blancheur immaculée du cimetière. Müller sourit. Jäger avait beau dire que c’était une enquête de police, à le voir agir, on savait qui tenait les rênes.
Jäger, Müller et Tilsner grimpèrent au sommet de la plate-forme, rejoints quelques instants plus tard par Schmidt, encore plus essoufflé qu’avant.
— Eh bien… il est rare… qu’on ait… un tel point de vue. Sans risquer… d’être abattu, haleta-t-il.
Müller lui lança un regard assassin, mais Jäger se contenta d’un sourire.
— Ne vous inquiétez pas, les rassura-t-il. Les gardes-frontières savent que nous sommes là. Nous avons une autorisation. Personne ne tirera sur personne. Pas aujourd’hui, du moins. Hier soir, en revanche…
Il s’interrompit en pleine phrase, et Müller suivit son regard jusqu’à une espèce d’entrepôt délabré, situé du côté ouest du Mur.
— Là-haut, dit-il. Au quatrième. Vous voyez la vitre cassée ?
Müller acquiesça d’un signe de tête.
— C’est de là que les coups de feu sont censés avoir été tirés.
Müller nota une légère incrédulité dans ses propos. Il n’y croit pas non plus, songea-t-elle.
— Nos gardes-frontières ont-ils été témoins des tirs ? demanda Tilsner.
— Non, répondit Jäger avec un léger mouvement de tête. Ce sont les calculs faits d’après la ligne de visée qui nous ont permis de le déduire. Et les éclaboussures de sang dans la neige. Regardez, là.
L’officier de la Stasi désigna le milieu des fortifications antifascistes, entre les murs intérieur et extérieur.
— On distingue ses empreintes de pas.
— Comment savait-elle qu’elle ne sauterait pas sur une mine ? l’interrogea Müller en frissonnant dans le vent cinglant qui soufflait au sommet de la plate-forme.
— Je doute qu’un fugitif essayant d’échapper à des tirs de fusil s’en soucie, remarqua Jäger. De toute façon, la bande n’est pas minée : ce n’est qu’une rumeur sans fondement.
Malgré le froid, Müller eut le feu aux joues.
— Et les balles ? Ou les impacts de balles ? demanda Schmidt. Serai-je autorisé à faire des vérifications entre les deux murs, camarade lieutenant-colonel ? C’est pour ça que vous aviez besoin de moi ?
Jäger gloussa.
— Non, camarade, pas du tout ; et non, vous n’aurez pas accès à la zone interdite.
En se retournant, il désigna d’un geste un côté de l’allée.
— Votre travail se cantonnera là. Il y a des empreintes, a priori celles de la victime, de ce côté du Mur. Des taches de sang aussi.
Il baissa ensuite la voix, alors qu’ils étaient seuls sur la plate-forme et que les officiers qui s’occupaient du corps étaient trop loin pour l’entendre. Müller en fut intriguée.
— Il y a aussi des empreintes de pneus. Veillez à les photographier. Comparez-les aux véhicules utilisés par les jardiniers.
Müller s’apprêtait à lui demander pourquoi quand Jäger lui adressa un regard dissuasif.
Une fois redescendu, Schmidt commença à s’activer. Avec un appareil Praktica, il photographia les empreintes de pas et de pneus. Müller et Tilsner flânèrent ensemble parmi les tombes, comme si les morts reposant là depuis longtemps pouvaient les aider à élucider le meurtre de l’adolescente. Jäger avait déjà regagné la scène de crime.
— Je ne sais pas si on peut appeler ça une enquête, observa Tilsner. J’ai l’impression que c’est déjà tout vu et qu’on nous fait intervenir après coup.
— Il faudra faire de notre mieux, c’est tout. Tu crois qu’on aurait pu viser la fille du haut de cet immeuble ?
— Lequel, celui situé à l’Ouest ? Peut-être. C’est plausible… à la limite.
Il ramassa de la neige au sommet d’une pierre tombale en granit, forma une boule qu’il jeta par terre.
— Mais escalader deux murs en étant blessée et sans que nos gardes la remarquent ? Ils dormaient tous ? Ça m’étonnerait beaucoup.
Quelques instants plus tard, ils entendirent quelqu’un souffler comme un asthmatique derrière eux. Inutile de vérifier, Müller savait que ce ne pouvait être que Schmidt.
— Qu’y a-t-il, Jonas ? dit-elle en se retournant pour faire face au visage rubicond du technicien de la police scientifique.
— Vous devriez venir… voir ça, je crois… camarade lieutenant, haleta-t-il.
Schmidt les ramena vers le Mur et les empreintes de pas, à une vingtaine de mètres du périmètre de sécurité où gisait le corps. S’agenouillant dans la neige, il fit signe à Müller de l’imiter.
— Voilà, camarade Müller, dit-il en prenant une enveloppe dans sa poche. Regardez, voici une photo des chaussures que porte la victime.
Müller sortit la photo de l’enveloppe en fronçant les sourcils.
— Où avez-vous eu ça si vite ?
Schmidt sourit en lui mettant sous le nez l’appareil suspendu à son cou. Il était plus petit que le Praktica dont il s’était servi tout à l’heure et avait l’air à la fois de moins bonne qualité et moins solide.
— C’est un Foton. Un appareil photo instantané soviétique. Il ne paie pas de mine, mais il donne d’aussi bons résultats que les fameux Polaroid américains. Bref, regardez la photo. Remarquez-vous quelque chose de bizarre ?
C’était un gros plan de la semelle des tennis que portait toujours la victime.
Müller secoua la tête.
— Non, Jonas, je ne peux pas dire.
Schmidt passa la photo à Tilsner qui la brandit vers le ciel de plomb pour capter plus de lumière, avant de secouer la tête à son tour.
— Très bien. Maintenant que vous avez vu la photo, regardez les empreintes dans la neige. Remarquez-vous quelque chose de bizarre, cette fois ?
Déconcertés, les deux enquêteurs se penchèrent vers la série d’empreintes. Tilsner poussa un long soupir.
— Allez, dites-nous. Nous n’avons pas le temps de jouer aux devinettes.
Le visage de Müller s’illumina soudain.
— Bon sang ! s’écria-t-elle. Jonas, avez-vous déjà averti Jäger ? ajouta-t-elle à mi-voix.
Schmidt fit non de la tête.
— Eh bien ne lui dites rien pour l’instant.
Tilsner examinait toujours les empreintes, perplexe.
— Je ne comprends pas. Pour moi, ce ne sont que des empreintes.
— Regarde ses pieds sur la photo, l’encouragea Müller. Elle porte ses chaussures correctement : la gauche au pied gauche, la droite au pied droit.
— Oui, convint Tilsner, une ride se creusant sur son front. Et alors ?
— Regarde ces traces, lui dit Müller en montrant les empreintes dans la neige. Certes, elles vont dans la bonne direction, comme si la victime avait été abattue alors qu’elle s’éloignait du Mur. Mais observe leur forme. La chaussure droite a dessiné toutes les empreintes de pas gauches, et vice versa. Tout est inversé. Qu’est-ce que ça signifie, à votre avis, Jonas ? dit-elle en regardant Schmidt qui frottait son menton grassouillet.
— Eh bien, je ne sais pas vraiment, camarade lieutenant, répondit-il. À vrai dire, j’espérais que vous pourriez m’éclairer tous les deux, ajouta-t-il en souriant.
— Ce que ça signifie, intervint Tilsner, c’est que quelqu’un a dérangé le corps. La victime était mal chaussée quand elle a été tuée, peut-être parce qu’elle avait enfilé ses tennis à la hâte comme on la pourchassait. Mais la personne qui a touché au corps n’a pas remarqué ce détail, et quand elle lui a remis ses chaussures, elle l’a fait comme il faut.
À son tour, Müller poussa un long soupir.
— C’est l’explication la plus évidente. Mais pas la seule.
— Qu’est-ce que tu suggères, alors ? dit Tilsner en la regardant dans les yeux.
— Mieux vaut ne pas en parler ici, siffla-t-elle en hochant la tête vers Jäger qui avait remarqué leur intérêt pour les empreintes et se dirigeait vers eux.
Il les rejoignit, et les deux enquêteurs se relevèrent alors qu’il s’éclaircissait la voix.
— Quelque chose d’intéressant, camarade lieutenant ?
— Oh, quelques menus détails, répondit Müller. Nous vérifiions la direction des empreintes. Les constatations préliminaires semblent correctes : la victime fuyait bien vers l’Est, en s’éloignant du Mur.
— Oui, tout à fait, convint Jäger.
Puis il ajouta, baissant la voix :
— Certains éléments divergent cependant, vous en conviendrez, et vous avez dû le remarquer. Je n’ai pas très envie d’entrer dans les détails ici. Cela dit, il faudra nous revoir demain pour tout vérifier.
La mine de Tilsner s’assombrit en apprenant que son week-end serait perturbé. Qu’avait-il prévu d’autre pour occuper son samedi et son dimanche sans femme ni enfants ?
— Voulez-vous que nous vous retrouvions dans les bureaux du ministère à Normannenstrasse ?
— Je préfère un rendez-vous dans un endroit tranquille, murmura Jäger en jetant un coup d’œil aux autres officiers, qui semblaient superviser l’enlèvement du corps. Je vous l’indiquerai le moment venu. En attendant, aucune information ne doit être ébruitée.
Il échangea une poignée de main avec les trois collègues avant de se diriger vers la sortie du cimetière. En le regardant s’éloigner, Müller se demanda quel genre d’enquête on venait de leur confier. Une affaire dans laquelle un officier supérieur de la Stasi rechignait à partager des informations avec ses propres collègues. Elle leva les yeux vers le ciel et les nuages de plus en plus sombres avant de lancer un regard à Tilsner. Son sourire sarcastique avait disparu pour laisser place à de l’appréhension, presque à de la peur.