CHAPITRE 11

Février 1975. Sixième jour.
Mitte, Berlin-Est.

Müller passa avec nervosité la main dans sa chevelure blonde. Installée dans son bureau, à peine rentrée de son tour de grande roue au Kulturpark, elle attendait le colonel Reiniger. Assis à ses côtés, Tilsner faisait tournoyer entre ses doigts un paquet de cigarettes Juwel qu’il tapait de temps en temps sur le bureau de sa supérieure.

— Alors, qu’a dit Jäger ? demanda-t-il.

— Je te donnerai tous les détails plus tard, mais en gros, il veut – non, il nous ordonne – de traiter l’affaire comme une simple disparition. L’arrestation de l’assassin – ou des assassins – l’indiffère.

— Je doute que ce soit de l’indifférence, observa Tilsner en tirant une cigarette du paquet et en la plaçant entre ses lèvres sans l’allumer. Il est comme nous et doit obéir aux ordres de son supérieur.

Les lèvres serrées autour du filtre, l’adjoint parlait un peu comme un ventriloque, en mangeant ses mots. Müller l’étudia un instant en songeant que les méthodes de la Stasi lui inspiraient autant de nonchalance que de confiance.

— Et pourquoi avons-nous rendez-vous avec Reiniger ? continua-t-il.

Müller eut un haussement d’épaules en voyant Tilsner craquer une allumette, l’approcher du bout de sa cigarette avant d’en avaler une longue bouffée. Elle ne pouvait pas s’empêcher de remarquer qu’il avait changé de sujet : il ne partageait pas son désarroi. Elle chassa la fumée de cigarette d’un geste de la main. Depuis qu’elle avait arrêté de fumer à l’école de police, cette habitude ne lui manquait pas.

— Aucune idée, ce n’est pas moi qui ai demandé à le voir.

Tilsner exhala un anneau de fumée parfait qu’il regarda s’élever avec lenteur vers le plafond et les rames de train au-dessus, avant de se pencher en arrière, en équilibre sur deux pieds de sa chaise.

— Ah, désolé. C’est peut-être ma faute. Je l’ai contacté ce matin pour lui faire part de mon opinion. Je lui ai dit qu’il devrait peut-être envisager de nous retirer l’affaire. Je croyais que c’était ce que tu voulais.

Müller fixa Tilsner, ses yeux s’étrécirent.

— Tu aurais dû obtenir mon feu vert avant de lui en parler, dit-elle. De toute façon, j’ai changé d’avis.

— Ah bon ? Pourquoi ? Pas moi, en tout cas. Cette affaire est un vrai gâchis. En ce qui me concerne, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est quand j’ai accompagné Mme Eisenberg à la morgue ce matin et qu’elle a confirmé ce que nous savions déjà : la victime n’est pas sa fille. On n’a rien de tangible et on ne va nulle part. Je jette l’éponge.

Müller poussa un soupir en secouant la tête.

— Tu n’as pas ton mot à dire, Werner. Et puis, le boulot d’enquêteur ne consiste-t-il pas à aller sur le terrain et à trouver des preuves même si elles ne crèvent pas les yeux ? Ce que j’aimerais savoir, c’est qui rencarde Jäger. Il est au courant pour les empreintes de pneus et leur origine suédoise. Sans parler des empreintes de pas qui semblent avoir été falsifiées. C’est Schmidt, tu crois ?

Tilsner haussa les épaules et fit tomber la cendre de sa cigarette dans sa tasse à café désormais vide, dévoilant ainsi sa coûteuse montre, une fois de plus.

— Qui sait ? dit-il. Ce pourrait être n’importe qui. Les collaborateurs officieux de la Stasi ont infiltré la Kripo. Moi, je parie que c’est Elke ; je ne serais pas surpris qu’elle ait appris à faire son café dégueulasse à l’école de la Stasi.

Müller fit semblant de rire à la mauvaise blague de son adjoint puis se mit au garde-à-vous quand le colonel Reiniger entra après avoir frappé à la porte vitrée. Schmidt l’accompagnait, affublé de son omniprésente blouse de laboratoire et mâchant les restes de l’un de ses en-cas habituels. Reiniger leur fit signe de s’asseoir bien que, comme le remarqua Müller, Tilsner se fût à peine donné la peine de se lever.

Comme la blouse de Schmidt, l’uniforme de Reiniger se tendit à l’extrême au niveau de la taille quand il s’assit et épousseta des grains de poussière imaginaires sur chacune des trois étoiles dorées ornant ses épaulettes argentées. En qualité de colonel, il était en théorie le supérieur de Jäger. Cependant, ils savaient tous que, en tant qu’officier supérieur de la division « enquête » de la Stasi, le département VIII, c’était le lieutenant-colonel qui détenait le véritable pouvoir.

Reiniger croisa les doigts sur son ventre moulé dans son uniforme et fit tourner ses pouces.

— Alors, Karin… Il faut que vous me mettiez au courant de vos avancées, je crois. Le sous-lieutenant Tilsner ici présent estime que les pistes ne sont pas assez nombreuses et que nous devrions confier l’enquête au lieutenant-colonel Jäger. Êtes-vous de son avis ?

Müller fit non de la tête et s’éclaircit la gorge, irritée par la cigarette de Tilsner.

— Je crois que nous n’avons pas le choix, camarade colonel. J’avoue que nous n’avons pas grand-chose de tangible, mais le camarade Schmidt ici présent a déjà fait des progrès importants.

— Nos progrès nous permettent-ils d’identifier la victime ? demanda Reiniger.

— Non, le coupa Tilsner. La femme que j’ai accompagnée à la morgue…

Reiniger poussa un soupir.

— C’est au lieutenant Müller que je posais la question, pas à vous.

En voyant Tilsner rougir, Müller réprima un sourire.

— Alors, Müller ? insista Reiniger.

— Non, mais j’ai pu obtenir ce matin des informations supplémentaires tirées du rapport d’autopsie.

Reiniger, Tilsner et Schmidt n’avaient pas besoin de savoir que Jäger le lui avait remis.

— La jeune fille avait des relations sexuelles.

— Rien de très inhabituel pour une adolescente, ironisa Tilsner.

— Continuez, camarade lieutenant.

— Eh bien, en plus d’avoir eu des relations sexuelles, elle a été violée. Et en plus d’avoir été violée, cela s’est produit après sa mort.

— Merde ! s’écria Tilsner en écrasant sa cigarette avec colère au fond de sa tasse, presque comme s’il avait voulu l’écraser sur le visage du tueur.

Le mégot siffla en plongeant dans le café froid. Assis face à Müller, Schmidt devint soudain blême comme ce premier soir, au cimetière.

 Après qu’elle a été tuée ? demanda Reiniger, incrédule.

Müller acquiesça.

Tilsner se prit la tête entre les mains, coudes posés sur le bureau.

— Tu dis que l’on a affaire à un nécrophile ?

— C’est possible… dit Müller avec un haussement d’épaules. Ou à un meurtrier qui a saisi une opportunité. Un assassin complètement malade…

— La police peut-elle faire quoi que ce soit pour vous aider, Karin ? Vous êtes une petite équipe et… eh bien, vous venez d’être nommée.

Il n’ajouta pas « sans compter que vous êtes une femme, et plutôt jeune, en outre ». Cela dit, Karin avait entendu assez de commentaires du même acabit depuis sa promotion pour savoir qu’il n’en pensait pas moins. L’insinuation humiliante la hérissa. Mais peut-être essayait-il juste de l’aider, d’une façon un peu maladroite et condescendante. Peut-être se rendait-il compte que tout cela affectait beaucoup Karin, même s’il en ignorait les raisons profondes.

— Je crois qu’il faut procéder à un contrôle rigoureux de tous les délinquants sexuels connus ou présumés, en commençant par Berlin. Peut-être devrions-nous aussi inclure les districts voisins, ou même le pays entier si nous connaissons quelqu’un qui a ce genre de…

Müller marqua une pause. Quel genre de personne s’adonne à la nécrophilie ? Un pervers ? Un dément ?

— Si nous connaissons quelqu’un qui a ce genre de tendance, reprit-elle.

Reiniger hocha la tête avec lenteur.

— Je peux tout à fait mettre des enquêteurs sur le coup. Inutile de lier ces vérifications à l’enquête si vous craignez que Jäger pense que nous outrepassons la mission qu’il vous a confiée. On peut très bien faire passer ça pour une opération visant à contrôler les allées et venues des délinquants sexuels. Personne ne va s’élever contre pareille initiative. Qu’avons-nous d’autre ?

— Il y a l’encre du feutre. Jonas, vous alliez contacter le légiste pour vous pencher sur ce détail, n’est-ce pas ? dit Müller en fixant Schmidt.

— Oui, je n’ai pas encore eu l’opportunité de m’en charger. Mais il y a ces…

Il tendit la main vers sa mallette, et pendant que Reiniger le regardait faire, Müller adressa au technicien un « non » silencieux de la tête. Elle savait qu’il s’apprêtait à parler des empreintes de pneus, ce qu’elle ne souhaitait pas qu’il fasse devant le colonel. Schmidt croisa son regard.

— En fait, ce n’est pas tout à fait prêt non plus, dit-il en rangeant les dossiers. Si c’est une priorité, je vais m’occuper de l’encre du feutre tout de suite.

Comme il s’apprêtait à se lever, Müller lui fit signe de se rasseoir.

— Quel est l’intérêt de cette encre ? demanda Reiniger, troublé par le revirement de Schmidt.

— Les ongles de la victime étaient coloriés au feutre, expliqua Müller. À mon avis, c’était une tentative d’amateur pour imiter du vernis à ongles noir.

— Noir ? s’étonna Reiniger. Voilà qui est inhabituel.

— Les gamins, de nos jours, ils en font de belles, ironisa Tilsner.

— Je reconnais que c’est inhabituel, mais pas inédit, répondit Müller sans tenir compte de son adjoint. C’est le genre de chose que je faisais, enfant, pour la nuit de Walpurgis.

— Mais cette fête n’aura pas lieu avant plusieurs semaines, remarqua Reiniger. Il ne doit y avoir aucun rapport avec cet événement.

— Je suis d’accord, ça semble improbable. L’encre constitue néanmoins une piste. Vos enquêteurs pourront peut-être nous aider dans ces recherches, camarade colonel. Je me demandais si certains pourraient nous aider à découvrir quelles entreprises d’État fabriquent des feutres en RDA ou s’ils sont importés. Les fabricants sont sûrement très peu nombreux.

— Oui, mais on parle de millions de feutres, de milliers de magasins, râla Tilsner. Je ne vois pas comment cela pourrait nous avancer.

Le colonel adressa encore un regard assassin au sous-lieutenant avant de se lever.

— Nous pouvons essayer de vous aider sur ce point, lieutenant. Et s’il y a quoi que ce soit d’autre, n’hésitez pas à m’appeler.

— Je n’y manquerai pas, camarade colonel. J’apprécie votre aide.

 

— Quel vieux schnock guindé ! s’écria Tilsner quand le colonel ne fut plus à portée de voix.

— Peut-être, concéda Müller en souriant, mais il nous propose de l’aide : tu sais bien que, à cheval donné, on ne regarde pas la bride. On peut charger Elke de travailler en liaison avec les officiers de la police populaire qui enquêtent sur les délinquants sexuels et les fabricants de feutres.

— Que ferons-nous, alors ?

Müller leva les yeux vers Schmidt.

— Vous vouliez nous montrer quelque chose, Jonas ? Désolée pour tout à l’heure, mais si, comme je l’anticipais, il s’agit des empreintes de pneus, je ne suis pas sûre de vouloir partager ça avec le colonel à ce stade. C’est déjà assez pénible que Jäger ait l’air au courant.

Elle dévisagea Schmidt en quête du moindre signe de gêne, du moindre indice révélant qu’il puisse être la source de Jäger.

Après avoir rassemblé toutes les tasses d’un côté, Schmidt sortit de sa mallette plusieurs séries de photos et de photocopies des empreintes et des sculptures de pneus qui jonchèrent bientôt la table.

— J’ai imprimé des images négatives des traces relevées sur la scène de crime. On distingue mieux leur dessin de cette façon. Voici les deux photos clés, expliqua-t-il en désignant deux des images. Vous remarquez quelque chose ?

Müller les examina toutes avant de pointer le doigt sur trois d’entre elles : les deux images négatives et une des photocopies de sculptures de pneus.

— Ces trois-là correspondent, dit-elle en souriant. Elles correspondent parfaitement, en fait.

— C’est ça, camarade Müller. Voici la bande de roulement d’un pneu suédois fabriqué par la compagnie Gislaved, expliqua Schmidt en brandissant une des photocopies. L’entreprise porte le nom de la ville où elle a vu le jour, à peu près à équidistance de Göteborg et de Jönköping.

— Des pneus suédois. Cela confirme votre théorie, dit Müller en prenant la tasse que l’expert avait mise de côté.

Elle sirota une gorgée de café qu’elle recracha aussitôt. Il était glacé.

Schmidt hocha la tête. Tilsner aussi avait l’air impressionné par son travail.

— Et ce n’est pas tout. Gislaved est le principal fournisseur des voitures Volvo, conclut Schmidt en bredouillant quand Tilsner lui donna une claque dans le dos.

— Bien joué, Jonas. Ça, c’est réglé : nous savons que Volvo fournit des voitures aux huiles du Parti et à la Stasi.

Schmidt grimaça.

— Ce n’est pas si simple que ça.

— Pourquoi, Jonas ? demanda Müller.

— Eh bien, même si la RDA emploie des véhicules Volvo pour ses défilés officiels, les limousines sont – comment dirais-je ? – des modèles sur mesure, personnalisés. Volvo ne fabrique pas de limousine à empattement long.

— En quoi est-ce problématique ?

— Prenez les camping-cars, par exemple. Beaucoup de ces véhicules sont fabriqués en RFA à partir d’une structure Volkswagen, sans être tous vendus sous cette marque. Leur carrosserie est fabriquée par une autre entreprise spécialisée. Il en va de même avec les Barkas en RDA, et c’est la même chose pour les limousines Volvo. Rien ne garantit que les pneus dont elles sont équipées en sortant de l’usine les équiperont toujours une fois la carrosserie achevée.

— Qui les personnalise, alors ? demanda Tilsner.

Schmidt écarta les bras sur la table, mains ouvertes en signe d’excuse.

— Je n’ai pas réussi à le découvrir. Et j’ai essayé d’agrandir les différentes photos des défilés officiels sans arriver à obtenir une image des sculptures de pneus assez claire pour nous être utile.

— Que faire dans ce cas, Jonas ? demanda Müller, perplexe.

— Eh bien, j’ai découvert qu’il existe un garage central où l’on effectue la révision de toutes les voitures officielles et où elles restent garées quand on ne s’en sert pas. Il est à Lichtenberg, près de Normannenstrasse…

— … près du QG de la Stasi, ajouta Tilsner. Comment allons-nous y pénétrer ? Ne devrions-nous pas en discuter avec Jäger ? Il pourrait peut-être nous obtenir l’information dont nous avons besoin sans que nous ayons à agir en douce.

Müller secoua la tête avec force.

— Non, je refuse d’impliquer Jäger cette fois.

— D’accord, mais je ne vois pas comment nous allons réussir à convaincre les gardes de nous laisser entrer sans son aide. Le garage doit être surveillé de près, non ?

— Oui, concéda Schmidt. Mais la nuit, les gardes sont moins nombreux – au petit matin, il n’y en a parfois qu’un seul.

Un seul garde. Si Schmidt disait vrai, songea Müller, une diversion pourrait peut-être leur permettre de pénétrer dans le complexe pour prendre des photos des pneus en cachette. Elle se rappela le document signé par Mielke qu’elle conservait dans sa poche intérieure. Il pourrait se révéler utile, mais, seul, il ne leur servirait à rien. Le garde insisterait à coup sûr pour en vérifier l’authenticité auprès de ses supérieurs par téléphone.

— Le périmètre cernant le QG de la Stasi ne se trouve-t-il pas en zone interdite ? demanda Tilsner.

— Si, répondit Müller en se tournant vers la carte de Berlin punaisée au mur du bureau. Où le garage est-il situé, Jonas ?

Schmidt se leva et pointa du doigt une zone à l’est de Normannenstrasse.

— Juste à l’extérieur de la zone interdite alors, constata Müller en se frottant le menton.

Le plan que Schmidt semblait suggérer était très risqué. Si l’un d’eux était pris, ce serait la fin de sa carrière dans la police, voire pire.