CHAPITRE 13

Neuf mois plus tôt (mai 1974).
Maison de correction de Prora Ost, île de Rügen, Allemagne de l’Est.

Mes trois jours de cachot sont derrière moi. Hier soir, j’ai réintégré le dortoir et j’ai constaté avec soulagement que, malgré leurs menaces, Neumann et Richter ne m’ont pas séparée de Beate. Pour une fois, elle a passé une bonne nuit.

J’ai survécu au bunker. J’essaie de me rappeler ce proverbe appris à l’école : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort, si je me souviens bien. Je me sens plus forte d’avoir supporté ça, même si la tâche qu’on m’a confiée à l’atelier aujourd’hui est considérée comme la plus exigeante d’un point de vue physique. C’est le conditionnement. Conditionnement et transport. Malgré tout, bien que ce travail soit le plus fatigant – parce que les cartons sont lourds une fois remplis –, je le préfère quand même au forage et à la découpe, très barbants et faciles à bousiller, donc susceptibles de nous attirer des ennuis. Ici, les bandes de bois et de panneaux de particules taillées au millimètre entre lesquelles on intercale des feuilles de papier de protection doivent être rangées avec soin dans des cartons que l’on ferme avant de les pousser jusqu’à la cour de l’usine où on les charge sur des palettes. Mais où vont ces cartons ? C’est ce qui m’intrigue et que M. Müller était à deux doigts de me révéler, j’en suis sûre.

— Remue-toi, Irma. Arrête de rêvasser. À moins que tu aies envie de retourner au bunker ?

C’est Mme Schettler qui me sermonne ; elle supervise la salle de conditionnement après avoir servi le petit déjeuner. Comme son reproche s’accompagne d’un sourire, je me mets au boulot et me presse. Porte de placard de cuisine, montant gauche, montant droit, fond, étagères, plan de travail, base. Ne pas oublier le carton ondulé entre chaque couche ni le sachet plastique contenant les fixations. Ensuite, fermer le carton au ruban adhésif et charger le diable. C’est répétitif, ennuyeux, mais impossible de se tromper. Encore une cuisine en kit expédiée sans encombre. En général, Mme Schettler est gentille ; elle a un faible pour moi et me traite un peu comme sa sale gamine. Je la regarde, lui adresse un grand sourire qu’elle me rend aussitôt.

Une des raisons pour lesquelles je me sens plus heureuse aujourd’hui, c’est que j’ai eu droit au petit déjeuner complet ce matin. Petit pain frais, saucisse et fromage : la totale. Richter avait raison sur ce point. Il est plus agréable de travailler le ventre plein.

Je remarque que Schettler va vérifier quelque chose dans le bureau. J’inspecte les alentours – je suis placée entre Mathias Gellman d’un côté et Bauer de l’autre. Tous deux ont l’air de s’appliquer pour atteindre leurs objectifs. J’en profite pour jeter un coup d’œil au petit livre de poche que M. Müller m’a offert au réfectoire.

— C’est pour t’aider dans tes études, Irma, a-t-il dit.

Je le sors de ma culotte – personne n’aurait l’idée d’aller chercher là-dedans, du moins je l’espère. Histoire de Rügen. Cadeau insolite. Tout en le feuilletant, j’ai du mal à comprendre ce qui peut pousser un prof de maths à m’offrir un livre d’histoire locale. Je vois Schettler revenir avec des papiers.

— Qu’est-ce que c’était ? me demande une voix masculine.

En me retournant, je prends conscience que Mathias a vu le livre. Mathias, la coqueluche des filles. Elles rêvent toutes de lui. C’est l’autre avantage de l’atelier de conditionnement. On a l’occasion de côtoyer des garçons. C’est la seule à Prora Ost, hormis les repas. C’est pour cela que Beate aussi aime y être affectée. Quand elle saura que j’ai travaillé à côté de Mathias, elle va en faire une maladie – j’ai vu les regards qu’ils se lancent tous les deux. Je crois qu’il lui plaît. L’a-t-il rejetée ? Est-ce pour ça qu’elle pleure tout le temps ? Et si j’avais ma chance avec lui ?

— Un livre, c’est tout.

En réalisant que je me montre déloyale envers mon amie, son regard me fait rougir. Et puis, qu’est-ce que Mathias Gellman pourrait bien me trouver, de toute façon ?

— Quel livre ?

— Oh, juste un cadeau que M. Müller m’a fait au petit déjeuner. L’histoire de Rügen. Il sait que je suis originaire de l’île.

— Une plouc du coin, ironise-t-il.

Je lui donne un coup de poing dans le bras.

— Ne te moque pas de moi, Mathias.

— Qu’est-ce que tu vas faire d’un livre d’histoire locale alors que tu es originaire de l’île ? Vous ne savez pas déjà tout, vous, les autochtones ?

— Oh, ferme-la, dis-je en me remettant au travail.

Mais Mme Schettler a surpris notre conversation.

— Behrendt ! Gellman ! Venez ici tout de suite.

Nous quittons l’établi pour nous diriger vers elle ; le livre m’irrite l’entrejambe. Je fais de mon mieux pour avoir l’air honteuse alors que Mathias garde la tête haute.

Quand nous la rejoignons, Mme Schettler baisse la voix pour que les autres ne l’entendent pas :

— Écoute, Irma, je t’aime bien, mais tu me compliques la tâche. Le directeur Neumann et Mme Richter vont te surveiller de près, contrôler ton rendement, et si on découvre que tu te relâches, on te renverra au bunker, voire pire.

— Waouh, tu es allée au bunker ? s’écrie Mathias comme si j’avais accompli quelque chose de vraiment impressionnant.

— Elle vient d’en sortir, Mathias. Alors tu peux l’aider. Ne commence pas à bavarder avec elle ou à la distraire, dit Mme Schettler, le regard sévère.

Malgré tout, il y a de la douceur derrière son froncement de sourcils.

— Et si tu atteins tes objectifs avant la fin de la journée, peut-être pourrais-tu aider Irma à rattraper son retard ?

Mathias hoche la tête en me souriant. Nous regagnons l’établi.

— Estime-toi heureuse que je ne t’aie pas dénoncée, murmure-t-il après s’être assuré que Schettler regardait ailleurs. J’espère que tu me revaudras ça.

 

Je n’ose pas lire le livre de M. Müller au dortoir. Après l’avoir échappé belle à l’atelier de conditionnement, j’attends l’occasion d’aller aux toilettes communes avant que nous ne soyons bouclées pour la nuit. Au dortoir, il n’y a qu’un seau sur lequel s’asseoir, et la puanteur d’urine et d’excréments, omniprésente, nous poursuit jusque dans nos rêves ; ici, dans les toilettes, les cabinets sont équipés de portes. Je sors le livre tout en baissant ma culotte et examine d’abord les replis de mon bas-ventre. Le frottement de la couverture plastifiée m’a irrité la peau. Je sais que je suis encore trop grosse même si la nourriture à la maison de correction est souvent immonde. Je sais que je dois surveiller mon poids ; c’est que grand-mère avait l’habitude de me gaver, peut-être pour compenser, parce que, à son avis, maman me délaissait. Et une fois qu’on commence à trop manger, il est difficile d’en perdre l’habitude. Même dans un endroit pareil.

Je me dépêche de parcourir le livre en sachant que, si je suis trop longue, Richter ou un autre adulte viendra frapper à la porte. Je tourne chaque page avec précaution ; je n’ai pas envie que le bruissement des feuilles alerte quelqu’un. Le contenu du livre m’est en grande partie familier grâce à mes cours à l’école de Sellin : il explique comment, au fil du temps, l’île a été soumise à plusieurs souverains ; les Ranes, un peuple slave de l’Ouest, les princes danois de Rügen. Il mentionne la Poméranie suédoise ; la cité de Gustavia, construite par Gustave IV de Suède, jamais terminée puis abandonnée. Et Prora, le lieu où nous nous trouvons, dont Hitler voulait faire un camp de vacances sous l’ère nazie, monstre de béton dont une extrémité est aujourd’hui occupée par des soldats affectés sur des chantiers de construction et l’autre par la maison de correction.

C’est passionnant tout ça mais, comme l’a dit Mathias, je le sais déjà. Alors que je m’apprête à fermer le livre, je remarque qu’une trace au crayon en marge du texte souligne le passage sur Gustavia. Le mot « Suède » est souligné lui aussi. Je me remets à feuilleter les pages avec excitation en sentant l’air frais qu’elles projettent sur mon visage. Je repère une autre marque dans la marge, vers la fin du livre, dans le passage traitant de l’histoire locale de la RDA. Il concerne la construction du nouveau port de Sassnitz. Encore une marque dans la marge, et le mot « Sassnitz » est souligné. Je feuillette le livre une troisième fois à rebours pour vérifier qu’il n’y a pas d’autre marque, mais non. Seuls deux mots sont soulignés : « Sassnitz » et « Suède ». Voilà le message que M. Müller m’a adressé.

Je réalise que c’est un livre dangereux. Si je parviens à comprendre le message, Richter et Neumann en seront capables. Je tire la chasse, me rhabille et remets le livre dans ma culotte. En sortant du cabinet, je regarde autour de moi. Je suis seule. Je vérifie les angles de la pièce, jusqu’au plafonnier. Rien qui ressemble à une caméra. J’inspecte d’un coup d’œil le couloir : il est désert. Je retourne alors dans les toilettes et, tout en m’assurant que mes pas ne résonnent pas sur le sol dur et froid, je m’approche de la fenêtre. Bien qu’elle soit équipée de barreaux, j’arrive à l’ouvrir. Je fais glisser le livre le long du rebord extérieur, à l’abri des regards. Personne ne pourra plus le lier à moi, maintenant. Et tant qu’il n’y a pas de coup de vent, il devrait rester sur le rebord jour après jour, semaine après semaine, et redevenir pâte à papier sous l’effet de la pluie.