Quand ils eurent communiqué à Jonas Schmidt les informations dont ils disposaient grâce à la radio de leur Wartburg, les événements s’enchaînèrent vite. Bien que ce ne soit pas du travail scientifique au sens strict, la méticulosité de Schmidt constituait le moyen le plus sûr de mettre la main sur la voiture grâce à sa plaque d’immatriculation ouest-allemande. Müller espérait juste que, en plus de leurs faux papiers, les suspects n’avaient pas utilisé de fausses plaques.
Ils venaient à peine de rentrer au bureau de Marx-Engels-Platz et d’entamer leur café – que Tilsner avait commandé à Elke en dépit de sa première expérience ratée – quand le téléphone de Müller sonna. C’était Schmidt.
— Ils ont bien utilisé de fausses plaques, je le crains. Ce numéro d’immatriculation correspond à une Opel Kadett de Charlottenburg.
— Comment l’avez-vous découvert ?
— Un de mes amis experts de Weissensee a fait une demande pour se rendre en RFA l’an dernier. Sa mère ouest-allemande était malade, elle avait besoin d’un membre de sa famille auprès d’elle, ils l’ont laissé partir. Il me donne un coup de main de temps en temps.
Müller prit une gorgée de café. Cette fois, Elke s’était servi du véritable café, le cher, obéissant aux instructions de Tilsner. Le lieutenant jeta un coup d’œil à son adjoint.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? articula celui-ci sans bruit.
Müller l’ignora.
— Est-ce que ça veut dire que ça s’arrête là ? demanda-t-elle à Schmidt.
— Non, j’ai quelque chose de vraiment intéressant, camarade Müller. J’ai cherché à savoir s’il y avait une once de vérité dans cette histoire de mariage et j’ai demandé à mon ami de se procurer un magazine spécialisé. Ils sont très populaires à l’Ouest auprès des futures mariées. Vous voyez le genre : photos glamour, mannequins en robes blanches, publicités pour traiteurs…
Grâce aux publicités de la télévision ouest-allemande, Müller voyait très bien, ce qu’elle refusait d’avouer à Schmidt.
— Eh bien, la publicité d’un service de location de limousines disposant d’une Volvo noire était publiée au dos du magazine. Cela m’a paru un peu bizarre parce que, comme je vous l’ai dit l’autre jour, Volvo ne fabrique pas de limousine. J’ai demandé à mon contact de se mettre en rapport avec des concessionnaires Volvo à Berlin-Ouest : ils ont confirmé l’impossibilité de commander ce genre de véhicule chez le fabricant, mais – et c’est le détail intéressant – ils avaient entendu dire que cette entreprise en louait une.
Tilsner pianotait sur le bureau avec ostentation. Il disait toujours que les explications de Schmidt auraient pu être deux fois plus courtes.
— Continuez, Jonas, l’encouragea Müller.
— Cette limousine semble jouir d’une assez grande notoriété à Berlin-Ouest, auprès de ceux que ce genre de choses intéresse, du moins. A priori, elle n’a pas été importée mais fabriquée et assemblée à partir des parties avant et arrière de deux berlines. C’est donc un modèle unique. Bref, j’ai demandé à mon ami de Berlin-Ouest de vérifier par téléphone auprès de la compagnie de location. La limousine a été louée pendant trois jours il y a neuf jours, un mercredi, au tarif réduit de milieu de semaine, et a été restituée le vendredi après-midi. Elle était réservée pour une cérémonie en RFA le samedi. Le détail bizarre, c’est qu’elle semblait avoir déjà subi un nettoyage à la vapeur alors que c’est compris dans la location.
— Bon travail, Jonas, dit Müller, radieuse.
Elle imaginait Schmidt, souriant avec fierté au bout du fil.
— Merci, lieutenant.
— À supposer que nous mettions la main sur cette voiture, le nettoyage de fond en comble aura peut-être fait disparaître toutes les preuves.
— C’est possible, bien sûr, lieutenant, mais d’après mon expérience, on oublie toujours un détail.
Müller hocha la tête, pensive.
— Et pour les vêtements de la victime, avez-vous du nouveau, Jonas ?
— Pas encore, lieutenant, mais j’attends toujours que certains résultats reviennent du labo.
— Bon, eh bien, avertissez-moi dès que vous aurez autre chose.
Müller raccrocha et mit Tilsner au courant.
— Il va falloir mettre la main sur cette voiture, dit-il.
— Comment ? Ce n’est pas comme si nous pouvions nous rendre là-bas, la louer et la ramener. Et nous ne pouvons pas demander d’aide à la police ouest-allemande. Malgré l’Ostpolitik, il n’y a jamais eu de collaboration entre nos deux polices dans toute l’histoire de la RDA.
Tilsner la regarda, dubitatif, avant d’avaler une grande gorgée de café. Il se cala contre le dossier de sa chaise en le savourant puis croisa les bras sur sa poitrine. Müller regarda les muscles se contracter sous sa chemise et se morigéna en silence.
— La police ne peut pas y aller, contrairement à la Stasi, dit-il. Ils y sont déjà.
— Que veux-tu dire ?
— Oh, allons, Karin. Tu sais aussi bien que moi que des agents de la Stasi doivent être infiltrés à tous les niveaux en RFA, surtout à Berlin-Ouest. L’un d’eux pourrait nous aider. Tout ce que tu as à faire, c’est passer à ton ami Jäger un autre coup de fil.
Même si ça devenait une habitude, elle décrocha son téléphone en soupirant. Cette fois, elle n’était pas persuadée que Jäger appuierait leur demande. Allaient-ils trop loin ? Un mot de l’officier de la Stasi suffirait à leur retirer l’affaire. Ils avaient pourtant besoin de mettre la main sur cette limousine.
C’est d’un doigt tremblant que Müller composa le numéro du bureau de Jäger de Normannenstrasse.