Jäger employa sa méthode habituelle pour organiser son rendez-vous suivant avec Müller. Un coursier à moto vint apporter un télégramme au bureau de Marx-Engels-Platz, lui indiquant de le retrouver à la Märchenbrunnen – la fontaine des contes de fées du Volkspark Friedrichshain – à onze heures tapantes.
Il était plus facile de s’y rendre qu’au Kulturpark. Lors de ce premier rendez-vous, il avait peut-être eu l’intention de la déstabiliser, de lui prouver son pouvoir. Sans le vouloir, il l’avait peut-être plus troublée en choisissant son second lieu de rendez-vous. Les bassins du Volkspark Friedrichshain avaient une signification particulière pour Müller : avec Gottfried, ils y venaient souvent au début de leur relation, à l’époque où elle sortait de l’école de police et où il était professeur stagiaire. L’une des choses qui l’avait attirée chez Gottfried, c’était qu’il avait deviné que son air mélancolique cachait une blessure profonde sans qu’elle ait eu besoin de se répandre. À l’occasion de leurs rencontres devant les statues de la Märchenbrunnen, il lui avait réappris à rire, à apprécier la vie. Lors de leur deuxième rendez-vous, il lui avait fait cadeau d’une version miniature et comestible de la maison de la sorcière du conte Hansel et Gretel. Ce genre de petit détail lui avait rendu le sourire. Ils n’avaient évoqué le nuage noir de son passé qu’au moment où Gottfried lui demanda sa main cet été-là, agenouillé devant les fontaines, le temps pour Karin d’avouer qu’ils ne pourraient jamais avoir d’enfant. Le regard triste, il s’était contenté de l’enlacer et de la laisser pleurer sur son épaule.
Le tramway en direction de Friedrichshain démarra d’un seul coup, projetant Müller contre son voisin, un homme d’âge moyen. Elle essaya de lui adresser un sourire d’excuse, mais il regardait droit devant lui, sa tête enfoncée dans son triple menton, ses bras mous reposant sur sa mallette comme deux pattes de lapin. Gottfried ressemblerait-il à cet homme dans quelques années ? Cheveux gras coiffés la raie au milieu, air résigné et regard vague ?
Ils avaient fini par se trouver à l’appartement en même temps la veille au soir, mais pas dans la même pièce et sans s’adresser la parole. Gottfried était rentré après qu’elle se fut couchée, épuisée et déprimée par les lents progrès de l’enquête. Le temps qu’elle se lève, il avait déjà quitté l’appartement après avoir passé la nuit sur le canapé. Malgré le petit mot de la veille suggérant qu’ils devraient parler, ni l’un ni l’autre n’avait l’air prêt à faire le premier pas.
Un aboiement annonçant l’arrêt Volkspark Friedrichshain la tira sans douceur de son rêve éveillé ; Müller se précipita vers la sortie avant que les portes ne se referment. Retrouver l’air frais – ou ce qui passait pour tel à Berlin-Est, du moins – était un soulagement après l’atmosphère enfumée du tramway. Müller se tint un instant près de l’arrêt, sortit un miroir de la poche de son manteau et l’ouvrit. Les yeux qu’elle y croisa étaient injectés de sang et cernés de noir.
En hiver, la Märchenbrunnen semblait transformée : rien à voir avec le souvenir que Müller avait gardé de ses visites avec Gottfried il y avait si longtemps. L’arcade à onze arches dominait toujours les fontaines, mais les bassins, dont les pompes avaient été arrêtées pour les protéger du gel, étaient recouverts d’une couche de neige. Blanche-Neige, la Belle au Bois dormant et tous leurs amis de contes de fées étaient cachés sous un cube de bois évidé surmonté d’un toit pentu blanc de neige. Il n’y avait personne à part Jäger, assis face à la fontaine sur un muret qu’il avait nettoyé et où il était blotti dans la veste en mouton retourné qu’il portait au Kulturpark.
— Pas encore de nouveau manteau, camarade lieutenant ? lui demanda-t-il avec un sourire chaleureux.
— Je vous l’ai dit, camarade lieutenant-colonel, ça ne risque pas d’arriver avec mon salaire, répondit Müller, souriant en retour.
Jäger eut un petit rire.
— Peut-être devrais-je vous recruter ? Cela dépendra du résultat de cette enquête.
— Aurai-je mon mot à dire ? l’interrogea Müller en prenant place sur le muret à côté du lieutenant-colonel de la Stasi.
Elle glissa les pans de son manteau sous ses cuisses pour protéger sa jupe.
— Peut-être, dit Jäger en gloussant. Plus sérieusement, comment progressent vos investigations et pourquoi souhaitiez-vous me voir ?
— Eh bien, comme vous le savez, l’identification de l’adolescente stagne. Dans le fichier des personnes disparues, aucun profil ne correspond. Mis à part la fille de Friedrichshain que nous avons déjà écartée, et peut-être certaines Allemandes de l’Ouest ; cela dit, nous n’avons pas la possibilité de suivre ces pistes.
Müller marqua une pause, plantant son regard dans celui de Jäger, cherchant l’ombre d’une réaction, mais il restait de marbre.
— Nous étudions les vêtements, bien sûr. Et la police en uniforme essaie de déterminer quel type d’encre lui recouvrait les ongles. Ils contrôlent aussi les allées et venues des délinquants sexuels notoires, en particulier les individus ayant une prédilection pour…
— Inutile de me faire un dessin, Karin. Je préfère que vous n’en fassiez rien, je vois le topo.
En entendant Jäger l’appeler par son prénom, Müller perdit le fil quelques secondes.
— L’analyse des empreintes de pneus a progressé de manière significative, en revanche. J’admets que cela peut paraître un peu futile au premier abord, mais j’ai le sentiment que, en mettant la main sur la voiture présente sur la scène de crime, nous découvrirons sans doute de nouveaux indices qui, à leur tour, nous permettront d’identifier l’adolescente.
— Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne façon d’avancer, répondit Jäger, dubitatif. Cela risque d’entraîner votre enquête dans une direction que je vous ai déjà conseillé d’éviter.
— Mon seul but est d’identifier cette pauvre fille, insista Müller en soutenant le regard de Jäger. Je vous ai déjà donné ma parole sur ce point.
Müller savait qu’elle lui mentait, qu’elle se mentait à elle-même. Cependant, elle eut l’impression que, en dépit de toutes ses protestations, Jäger souhaitait autant qu’elle aboutir à la résolution complète de l’enquête.
— Nous avons cependant un sérieux problème, poursuivit-elle.
— Lequel ?
— Comme vous le savez, nos investigations ont démontré que les empreintes de pneus correspondent à une Volvo… une limousine Volvo. Nous avons d’abord pensé que le véhicule était peut-être lié à des hauts fonctionnaires de l’État.
Jäger inclina la tête, l’air interrogateur.
— Vous avez cependant écarté cette hypothèse, si j’ai bien compris. Comment vous y êtes-vous pris ?
— Grâce à nos recherches.
— Vos recherches n’impliquaient pas de simuler le déversement d’une benne de sable à Lichtenberg, j’espère ?
Jäger fixa Müller d’un air sévère. Sentant ses joues s’empourprer et son pouls s’emballer, elle baissa les yeux sans répondre.
— J’ai eu vent de l’incident, ajouta Jäger, un peu radouci. J’ai tout de suite su que c’était Tilsner et vous qui aviez fait le coup. C’était complètement idiot. Si vous vouliez vérifier cette information, vous auriez pu me poser la question. Comprenez-moi bien : au moindre abus de pouvoir, à la moindre entorse au règlement, vous subirez des conséquences très graves. S’il ne s’agissait pas d’une enquête sensible, le ministère de la Sécurité d’État ne serait pas impliqué, vous le savez déjà. Faites attention.
— Oui, camarade lieutenant-colonel, répondit Müller, honteuse.
Le visage de Jäger se détendit, et il sourit.
— J’ai trouvé ça assez drôle, malgré tout. Bien. J’attends toujours de savoir ce que vous vouliez me demander.
— C’est à propos de la limousine. Quand nous avons établi que ce n’était pas un véhicule est-allemand, nous avons vérifié aux points de passage si un véhicule correspondant était venu de l’Ouest.
— En avez-vous trouvé un ?
— Oui. Un véhicule a bien traversé au poste-frontière de Bornholmer Strasse la nuit précédant la découverte du corps de l’adolescente. Les deux occupants masculins ont prétendu conduire la limousine au mariage d’un ami en RDA, mais la voiture roulait avec de fausses plaques.
— Cela veut-il dire qu’il est impossible d’en retrouver la trace ? demanda Jäger en soupirant.
— Eh bien, nous pensons pouvoir la localiser. Pour autant qu’on le sache, il n’en existe qu’une dans tout Berlin-Ouest. Elle est la propriété d’une compagnie qui la loue pour des mariages, alors…
— Vous voulez que j’autorise ou que j’organise une opération visant à récupérer ce véhicule, c’est ça ?
Müller acquiesça d’un hochement de tête.
— C’est possible, bien sûr, même si ce sera difficile. Il faudra que je…
Jäger pinça soudain le bras de Müller à travers sa manche. Elle s’apprêtait à lui demander pourquoi quand elle vit un homme vêtu d’une veste en cuir s’approcher d’eux. Il eut l’air de se diriger tout droit vers le muret sur lequel ils étaient installés avant de changer de direction pour les contourner et traverser l’arcade au fond de la fontaine.
— Vous connaissez cet homme ? demanda Müller quand elle fut certaine que l’inconnu ne pouvait plus l’entendre.
— C’est un agent du ministère de la Sécurité d’État, confirma Jäger, livide. Il appartient à la division VIII. Celle où je travaille.
— Votre division ? répéta Müller, doutant d’avoir bien compris.
Jäger acquiesça d’un mouvement de tête.
— On nous adresse un message, enfin, à moi. Je vous avais avertie, Karin, que cela pouvait devenir compliqué.
Quand Jäger se leva, Müller l’imita en tapotant l’arrière de son manteau pour en ôter la neige et essayer de réchauffer ses cuisses gelées.
— Il serait risqué de m’appeler, dorénavant. Attendez que je vous contacte. Vous comprenez ?
Müller hocha deux fois la tête et regarda par-dessus l’épaule de son supérieur : l’agent traînait toujours au niveau de l’arcade. Tout à coup, la fontaine des contes de fées paraissait bien plus sinistre.