En attendant dans son bureau que Jäger arrive, Müller essayait de chasser les signes de fatigue en se frottant les yeux. Dans le reflet de son miroir de poche, elle vit que son doigt tremblait. Trop de boulot tard le soir, trop de vodka et trop de disputes avec Gottfried.
Jäger n’avait pas traîné après leur rendez-vous à la fontaine, la convoquant à huit heures du matin pour un briefing au bureau de Marx-Engels-Platz.
La porte du bureau principal s’ouvrit avec fracas. Ce n’était pas Jäger, mais Tilsner.
— Que fais-tu là un samedi matin ? demanda Müller. Tu ne devais pas passer le week-end avec Koletta ?
Tilsner lui adressa un sourire énigmatique. La porte s’ouvrit de nouveau avant que Müller n’ait l’opportunité de poursuivre son interrogatoire, livrant passage à Jäger, aussi frais et dispos qu’à son habitude, contrairement à elle.
— Bonjour à vous deux, dit le lieutenant-colonel. Bien dormi, j’espère ?
Müller hocha la tête bien que ce ne soit pas le cas.
— J’ai les autorisations nécessaires à l’opération, mais obtenir les effectifs m’a donné plus de fil à retordre, expliqua Jäger en s’installant à la longue table qui trônait sous le panneau d’affichage et en invitant les deux enquêteurs à se joindre à lui.
Müller le vit jeter un coup d’œil aux photos du corps de l’adolescente qui y étaient affichées avant de secouer la tête et de sortir des papiers de sa mallette.
— J’espérais que le HVA, le service de renseignements extérieur avec qui je suis très lié, pourrait mettre quelques agents à notre disposition pour aller récupérer la voiture à Berlin. Ils se spécialisent dans l’espionnage et ont l’expérience requise pour agir en RFA. Mais à la dernière minute, ils n’ont pu trouver personne. C’est donc vous qui vous rendrez à Berlin-Ouest, dit-il en leur passant deux liasses de documents.
Müller adressa à Tilsner un regard inquiet. Ni l’un ni l’autre n’était rompu à cet exercice. Pourtant, son coéquipier se contenta d’un haussement d’épaules et d’un sourire alors que Jäger poursuivait ses instructions :
— Voici les autorisations que vous devrez présenter à la frontière de la RDA.
Il se pencha vers sa mallette dont il sortit deux petits livrets vert sapin.
— Et voici vos passeports ouest-allemands.
Ils étaient ornés du même aigle aux ailes repliées que le registre des personnes disparues en RFA. Un passeport de la République fédérale d’Allemagne. Müller feuilleta le sien. On s’était servi d’une photo d’identité de la police populaire vieille de deux ou trois ans, sans doute tirée de son dossier de police, pour établir le faux document au nom de Karin Ritter. Celui de Tilsner était au nom de Werner Trommler. Müller se sentit soulagée : au moins, ils n’auraient pas à se faire passer pour un couple marié.
— Non, vous n’êtes pas mari et femme, dit Jäger en riant comme s’il avait lu dans ses pensées, mais sur le point de le devenir. C’est pour votre mariage que vous louez la limousine. Vous allez devoir passer pour un couple, ça vous pose un problème ? demanda-t-il en fixant Müller dans les yeux.
— Bien sûr que non, camarade lieutenant-colonel, répondit Tilsner en riant alors que Müller se renfrognait.
Jäger leur tendit une enveloppe à chacun.
— Des marks ouest-allemands. Vous en aurez besoin pour acheter le nécessaire pour votre mariage et votre future vie commune – ainsi que pour régler la location de la voiture et la caution. Mais n’allez pas vous faire d’idées. Toutes les dépenses doivent faire l’objet d’une note de frais, et il faudra rapporter tous vos achats en RDA. Nos agents en mission à l’étranger s’en serviront plus tard. Dans ces enveloppes, vous trouverez la liste de ce que vous devrez acheter et à quel endroit. Respectez-la, s’il vous plaît.
Sous le regard attentif de Jäger, Müller ouvrit son enveloppe et prit connaissance de sa liste. Des marques et des magasins précis y étaient répertoriés. Le lieutenant se sentit rougir en parcourant la liste de sous-vêtements féminins qu’elle était censée acheter et leur prix : en RDA, pour la même somme, elle aurait pu acheter dix fois plus d’affaires.
— Combien de temps passerons-nous à Berlin-Ouest ? demanda-t-elle à Jäger.
— Une seule journée, je le crains. Cela devrait suffire. En revanche, vous disposerez d’une chambre d’hôtel où vous rafraîchir. Et avant que vous ne me posiez la question : vous aurez chacun la vôtre.
— Interdit de nous entraîner avant la nuit de noces, alors ? gloussa Tilsner.
— Ça n’a rien d’une blague, sous-lieutenant, le réprimanda Jäger, que Müller n’avait jamais entendu si proche de la colère. C’est une opération sérieuse qui, en l’état actuel des choses et en l’absence d’indices permettant d’identifier la victime, constitue notre meilleur espoir de mettre la main sur des preuves, quelle qu’en soit la nature, afin de mieux la cerner.
— Toutes mes excuses, lieutenant-colonel.
La mine grave, Jäger acquiesça.
— Vous voyagerez au volant d’une Mercedes, propriété du HVA et équipée de fausses plaques d’immatriculation ouest-allemandes. Essayez de ne pas avoir d’accident de la circulation et de ne pas être impliqués dans un incident pouvant détruire votre couverture. Roulez avec prudence. Ne vous laissez pas séduire par la puissance de la voiture, supérieure à celle de votre Wartburg de service. L’un de vous devra ramener la limousine en ville ce soir alors que l’autre prendra la Mercedes. Cela vous convient-il ?
Les deux enquêteurs opinèrent. Müller était nerveuse au volant, qu’elle confiait volontiers à Tilsner. Elle lui laisserait la limousine ; elle prendrait la Mercedes, bien que cela ne la réjouisse pas.
— Vous porterez des vêtements en accord avec votre statut de couple de l’Ouest sur le point de convoler. Ils sont dans un sac dans ma voiture, je vous les donnerai dans un instant. Nous avons vérifié votre taille dans votre dossier. Encore une fois, ils ont été empruntés au HVA. Il va sans dire que nous les récupérerons à l’issue de l’opération.
Müller jeta un coup d’œil à son adjoint, impassible ; le fait que la Stasi puisse accéder sans entraves à son dossier de la Kripo ne semblait pas le déranger autant qu’elle. Elle repensa à la montre de Tilsner et aux objets luxueux qu’elle avait remarqués dans son appartement. Il avait une source de revenus supplémentaires quelque part. Parce qu’il travaillait en douce pour le ministère de la Sécurité d’État ? Cela expliquerait qu’on les ait autorisés à se rendre à Berlin-Ouest sans chaperon de la Stasi. L’excuse de Jäger sur le manque d’agents sonnait faux. L’un d’eux, en fait bien disponible, l’accompagnait peut-être. Le sous-lieutenant de la police populaire Werner Tilsner.