Le duvet blanc tombait dru à présent. Les lampes à arc jalonnant le Rempart antifasciste soulignaient la chute des minuscules flocons glacés qui scintillaient dans les rais de lumière avant que la nuit noire et profonde ne reprenne ses droits. Il faudrait travailler vite.
Alors que Müller se remémorait les détails de l’affaire, son estomac gargouilla. Cela faisait des heures qu’elle n’avait rien avalé de correct, hormis du poulet rôti au stand de la Marx-Engels-Platz à leur retour au bureau, un peu plus tôt. Elle n’aurait pas dit non à un bon repas fait maison. Un repas mitonné par Gottfried l’attendrait-il à son retour ? Vu qu’elle n’était pas rentrée à l’appartement après avoir passé la nuit avec Tilsner, cela semblait improbable. Au moins, cette affaire risquait de faire la une du journal du lendemain. Cela lui offrirait peut-être la couverture dont elle avait besoin.
Tilsner, qui la précédait de quelques pas, se glissa sous le ruban de signalisation. Les projecteurs balayaient leur chemin à intervalles réguliers, mais quand leur faisceau lumineux s’éloignait, Müller se félicitait qu’ils aient emporté des torches. Ce n’était pas l’endroit où avait été découvert le cadavre – désormais à la morgue – qui les intéressait mais le chemin qui y menait, situé du côté du cimetière jouxtant le Mur. Là où, quelques heures plus tôt, Jäger leur avait montré les empreintes de pas et les traces de pneus.
Tilsner avançait en s’éclairant avec sa torche. Il venait à peine de se remettre à neiger, et les traces – ou leurs vagues contours du moins – étaient encore assez nettes. Cela suffisait.
Une demi-heure plus tôt environ, l’agent de la police technique et scientifique Jonas Schmidt avait appelé Müller et Tilsner au bureau de Marx-Engels-Platz juste au moment où ils s’apprêtaient à raccrocher pour la journée et à rentrer, chacun chez soi cette fois. Malgré la fatigue pesante, Müller s’était sentie quelque peu soulagée de pouvoir retarder son face-à-face avec Gottfried.
Schmidt avait une théorie à propos des empreintes de pneus, et il avait besoin qu’ils le retrouvent sur-le-champ au cimetière. Le technicien, qui se tenait maintenant aux côtés de Müller, plongea la main dans la poche de son pardessus.
Le froissement d’une pochette en Cellophane perça le silence du cimetière quand Schmidt, fébrile, montra du doigt l’une des photos monochromes prises en début de journée.
— Là, camarade Müller. C’est ce que je vous disais au téléphone.
Il éclaira alternativement la photo qu’il tenait puis les traces au sol, les mots se bousculant dans sa bouche :
— C’est à propos des empreintes dans la neige. Elles ne correspondent à aucun pneu susceptible d’équiper les véhicules des jardiniers du cimetière. Ce sont des pneus importés de l’Ouest. Des pneus de voiture.
Müller fronça les sourcils en se concentrant sur le va-et-vient du faisceau lumineux. Qu’était venue faire une voiture du bloc de l’Ouest dans le cimetière, près de l’endroit où le corps de l’adolescente avait été découvert ? Tout en réfléchissant aux spécificités de l’affaire, elle suivit des yeux la lumière de l’un des projecteurs qui longeaient le Rempart antifasciste en direction du sud-ouest et de l’entrée de la gare du Nord, ou du moins ce qui en était jadis l’entrée, aujourd’hui condamnée, oubliée.
Elle tenta de réchauffer ses doigts engourdis par le froid en frottant ses mains gantées, fixant de nouveau son attention sur les empreintes de pneus.
— La neige fraîche va brouiller les détails maintenant, déplora-t-elle. Avez-vous déjà comparé les photos aux dossiers du labo, Jonas ? Quand vous parlez de voiture de l’Ouest, pouvez-vous déterminer une marque et un modèle ?
— Oui, j’ai vérifié tous les dossiers, comparé les photos avec toutes les empreintes de pneus dans nos archives. Cela m’a pris plusieurs heures. Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agissait pas d’un véhicule utilitaire. Ni d’une Trabant. Ni d’une Wartburg, ni d’aucun modèle est-allemand ou soviétique…
Tilsner poussa un soupir exaspéré.
— Crachez le morceau, Jonas. En plus de me geler les couilles et tout le reste, j’ai du mal à comprendre pourquoi vous nous avez traînés ici si vous avez déjà déterminé de quelle voiture il s’agit.
Schmidt s’était relevé et, préoccupé, fourrait les photos dans la poche de son manteau.
— C’est bien le problème. J’ai une idée assez précise de la marque, mais pas du modèle. Voilà pourquoi je voulais que vous m’accompagniez.
Rallumant sa torche, il éclaira les empreintes de pneus.
— Ah, bien ! Je me demandais si cela pourrait être utile. Quel que soit le modèle, le véhicule a un empattement important.
Schmidt gesticula, décrivant un arc avec le faisceau de sa torche, version miniature du mouvement des projecteurs du rempart.
— Regardez : c’est le rayon de braquage qui nous permet de le déduire. Un empattement très long, même. Bizarre.
— Comme un camion, un bus ? le questionna Müller qui claquait des dents dans le froid de plus en plus vif.
— Non, non. C’était une voiture. Juste une très longue voiture. Une limousine. Et… Attendez un…
Müller braqua sa torche sur le visage de Schmidt, devenu livide.
— Qu’est-ce qu’il y a, Schmidt ? Allez, crachez le morceau !
Son collègue se contenta de secouer la tête. Müller vit qu’il tremblait. De froid ou de peur ? Elle n’aurait su le dire.
— C’est impossible, se mit à marmonner l’expert pour lui-même. Impossible. J’ai dû faire une erreur.
— Qu’est-ce qui est impossible ? Qu’alliez-vous dire ? insista Tilsner en approchant.
— Allez, Jonas, fit Müller pour tenter de l’amadouer. Vous devriez nous dire ce que vous savez. Ça ne peut pas être si grave. La vérité finira par sortir.
Schmidt lança un regard suppliant à Müller, puis ses épaules s’affaissèrent.
— Les empreintes correspondent à des pneus suédois – comme je l’ai déjà dit, j’ai vérifié au labo. Une Volvo. Ces pneus ont une… une sculpture très… très particulière.
Il les fixait de son regard empli de désespoir, comme si ses propos étaient limpides.
— La voiture était une Volvo à empattement long.
— Un camion alors ? fit Müller, perplexe. Ne venez-vous pas de dire que ce n’était pas un camion ?
Schmidt se contenta de secouer la tête. Tilsner percuta.
— Putain de Dieu ! s’exclama-t-il. Putain de putain de putain !
— Quoi ? cria Müller, exaspérée, en tapant du pied dans la neige.
— Il faut que je te fasse un dessin, chef ? Une limousine Volvo…
Müller se frappa soudain le front. Merde ! Les images des défilés officiels où des convois de Volvo transportaient les huiles du Parti se succédèrent dans son esprit. Selon toute apparence, si Schmidt disait vrai, une voiture officielle – gouvernementale, même – avait circulé dans le cimetière. À proximité du cadavre.
Tilsner mit la main en coupe autour de l’oreille de Müller.
— Karin, murmura-t-il, il faut parler au colonel Reiniger. Sur-le-champ. Il faut qu’on le persuade de nous retirer cette affaire.
Müller eut un léger mouvement de recul et soutint son regard bleu électrique avec un hochement de tête presque imperceptible.