CHAPITRE 21

Février 1975. Neuvième jour.
Berlin-Est.

Alors qu’ils se dirigeaient vers le nord au milieu de la circulation clairsemée de Mitte, Müller savourait l’ambiance olfactive particulière qui régnait dans la Mercedes, mélange de l’odeur de cuir des garnitures et de l’after-shave dont Tilsner s’était aspergé. Cela changeait de la pollution et de l’odeur de fumée de charbon si caractéristiques de la RDA. Tous les deux connaissaient bien les rues jusqu’au poste-frontière de Bornholmer Strasse et au pont de Bösebrücke. Au-delà, Müller s’aiderait de la carte pour les guider à travers Berlin-Ouest, en direction de Schöneberg et de la compagnie de location de limousines.

À proximité du point de passage, le commandant aux cheveux teints en blond rencontrée lors de la visite du jeudi précédent s’avança vers la Mercedes. Elle lança un regard réprobateur à la voiture alors que Tilsner cherchait à tâtons le bouton actionnant les vitres électriques.

— Bonjour, camarade commandant, lança-t-il, arrachant un sourire à l’officier glacial.

— Bonjour, lieutenant. Le ministère de la Sécurité d’État vous a autorisés à passer et vous attendra à votre retour ce soir. Savez-vous vers quelle heure vous serez là ?

L’air interrogateur, Tilsner se tourna vers Müller qui se pencha vers la vitre ouverte côté conducteur.

— Aux alentours d’une heure du matin, je pense, camarade commandant. Dans ces eaux-là. Tout est expliqué en détail dans l’autorisation que le ministère de la Sécurité d’État vous a adressée par Télex.

Le commandant leur adressa un signe de tête presque imperceptible.

— Bien. Nous vous attendrons. Bonne chance.

Sur ce, Tilsner appuya sur le bouton, et la vitre de la Mercedes remonta en douceur, sans un bruit. Il enfonça l’accélérateur, et la voiture s’éloigna, semblant flotter sur la chaussée. Müller n’osait pas imaginer la différence de prix entre cette voiture et leur Wartburg de service.

Le lieutenant regardait par la fenêtre, comparant ce qu’elle voyait dehors aux repères inscrits sur la carte. Ils auraient presque pu se trouver n’importe où à Berlin-Est, à quelques différences près : le style des panneaux de signalisation, le nombre plus important de voitures et de camions et la marque de ces véhicules. Nulle trace des Trabant, Wartburg et Lada, omniprésentes en RDA.

 

Le temps qu’ils arrivent chez le loueur de limousines de Schöneberg, Müller avait révisé son jugement à l’emporte-pièce : il y avait bien des différences flagrantes entre les deux Allemagne. Leur chemin les avait conduits à l’ouest de la Spree, un peu plus loin à travers Tiergarten puis, juste pour se rendre compte par eux-mêmes de ce qu’ils avaient déjà vu dans la photo de Silke Eisenberg, Müller fit faire à Tilsner un petit détour pour admirer la façade du Kaufhaus des Westens. Tauentzienstrasse lui rappela les boulevards parisiens qu’elle avait vus dans les programmes télévisés ouest-allemands et les magazines ; et bien que les deux collègues soient à l’abri dans le cocon de la Mercedes, la foule des chalands de ce samedi rendit Müller presque claustrophobe.

Tilsner lâcha le volant d’une main pour désigner par le pare-brise une tour dont le sommet s’ornait d’un emblème argenté rotatif.

— L’Europa Center, plus communément appelé l’immeuble Mercedes. C’est le logo Mercedes qui pivote, là-haut.

Müller trouvait cela ostentatoire, inutile. Il symbolisait peut-être la puissance économique de l’Ouest, mais il glorifiait aussi le commerce et le profit.

Ignorant les panneaux de signalisation, Tilsner fit demi-tour pour qu’ils puissent jeter un autre coup d’œil au KaDeWe depuis le côté sud de la rue. Müller s’étonna du nombre de vêtements en vitrine. Se rappelant que le grand magasin était sur la liste des boutiques où ils devaient faire leurs achats, elle éprouva un sentiment proche de l’excitation qu’elle se reprocha bien vite. Ceux qui pouvaient se permettre ce luxe, qui avaient-ils piétiné pour arriver au sommet de leur entreprise ? À l’est du Rempart antifasciste au moins, malgré la pénurie, on s’efforçait de construire un monde plus juste.

 

Arrivés à Schöneberg, ils trouvèrent vite la compagnie de location où tous les documents n’attendaient plus que leur signature. Tilsner montra ses faux papiers et tendit au vendeur la somme en liquide couvrant la location et la caution, prélevée dans les enveloppes confiées par Jäger. Il agissait avec l’habileté d’un homme aguerri à ce degré de duplicité et sans une once de nervosité, contrairement à Müller. L’attitude de son coéquipier renforça les soupçons qu’elle avait eus le matin. Il lui cachait quelque chose.

Tilsner portait des gants au cas où les clients précédents auraient laissé des empreintes dans la limousine. C’était l’hiver, cela n’éveilla donc pas les soupçons du personnel de la compagnie de location. Müller doutait beaucoup que la ou les personnes qu’ils pourchassaient aient été assez bêtes pour laisser des traces. Mais si l’adolescente assassinée était encore vivante quand on l’avait transportée en voiture – si on l’avait bien transportée dans cette voiture –, ils pourraient peut-être trouver un indice leur permettant d’établir son identité.

Müller s’installa à contrecœur au volant de la Mercedes et quitta le parking en suivant Tilsner et la limousine, non sans lui avoir recommandé de ne pas rouler trop vite. Après avoir eu du mal à maîtriser le levier de vitesse et les commandes auxquels elle n’était pas habituée, elle parvint à ne pas se laisser semer sur la rocade avant de bifurquer vers l’est à Westend. Ils longèrent la Spandauer Damm jusqu’à ce que le château de Charlottenburg surgisse à leur gauche. Quittant la route des yeux, Müller risqua un rapide coup d’œil quand ils s’arrêtèrent au feu rouge. Ç’avait beau être un symbole de luxe, de privilège, de tout ce que la RDA combattait, Müller dut bien admettre en s’engageant dans Schlossstrasse où était situé leur hôtel que c’était un château magnifique avec sa tour centrale au dôme recouvert de cuivre, son toit de tuiles rouges et ses nombreuses ailes en pierre de taille couleur crème. Privilégiée ou pas, la personne qui en avait ordonné la construction avait bon goût.

 

À l’hôtel, les événements prirent une tournure bizarre. Les deux collègues s’étaient mis d’accord pour se reposer une ou deux heures avant d’aller faire les achats sur la liste de Jäger. La chambre de Müller donnait sur Schlossstrasse, et les coups de klaxon furieux et insistants d’une voiture l’attirèrent à la fenêtre. Écartant à peine le rideau, elle vit la limousine Volvo quitter la place de parking où Tilsner l’avait garée. L’espace d’un instant, elle se demanda si on la leur volait. Elle n’ignorait pas que le nombre de vols de voitures était supérieur en Allemagne de l’Ouest, si l’on en croyait le Neues Deutschland en tout cas. C’est alors qu’elle reconnut Tilsner au volant qui s’efforçait de quitter l’emplacement en provoquant la fureur des autres conducteurs. Où emmenait-il le véhicule, et dans quel but ? Avait-elle tort de le croire loyal à la RDA ? Se servait-il de cette opportunité pour passer à l’Ouest ?

Elle décrocha le téléphone de l’hôtel et demanda à la réception de lui passer la chambre de Tilsner. Pas de réponse, comme elle s’y attendait.

Elle décida qu’il était préférable de ne rien dire. Peut-être valait-il mieux lui cacher qu’elle avait découvert son escapade. Elle alla se faire couler un bain, abusant du bain moussant, quitta les vêtements que Jäger lui avait donnés, appréciant leur douceur sur sa peau alors qu’ils tombaient sur le carrelage. Elle sourit. Un peu de luxe décadent de l’Ouest ne pouvait pas lui faire de mal.