Flânant au rayon chaussures du KaDeWe, le lieutenant Karin Müller était en nage dans les vêtements neufs fournis par Jäger. Elle avait passé une jupe en laine, un chemisier en soie, des sous-vêtements en coton : rien que des matières naturelles, coûteuses, dans lesquelles elle ne se sentait pas à l’aise. Sur elle, la tenue était aussi décalée qu’un tableau dans un cadre saugrenu. Et la chaleur torride qui régnait dans le grand magasin n’arrangeait rien. Müller regarda la botte fourrée que le vendeur l’aidait à enfiler au pied gauche. À près de trois cents marks, les chaussures représentaient presque une semaine de salaire.
— Madame désire-t-elle faire quelques pas ? Pour regarder les bottes dans le miroir qui se trouve là-bas, peut-être ? Elles vous vont à ravir.
Gênée par le compliment, Müller joua toutefois le jeu en s’approchant du miroir en pied. Elle se réjouissait que Tilsner ne soit pas là pour ajouter à son malaise ; ils étaient convenus de se retrouver plus tard à l’hôtel de Charlottenburg et, en attendant, il était allé au rayon articles de sport pour acheter l’attirail du supporter du Hertha BSC Berlin qui se trouvait sur la liste de Jäger.
Müller joua avec ses cheveux devant la glace. Ils étaient gras et sans volume. Ses yeux tombèrent sur les bottes en daim noir rehaussées d’un revers en fourrure grise qui s’arrêtaient juste sous le genou. Derrière elle, le vendeur attendait.
— Je les prends, dit-elle, radieuse.
Il lui répondit par un sourire qu’elle trouva mielleux et factice. Tout ce qui l’intéresse, c’est de conclure la vente, songea-t-elle. Il n’y a que ça qui compte ici.
Allongée sur son lit d’hôtel, Müller fixait le plafond. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que quelque chose n’allait pas : elle avait pu profiter – si l’on pouvait dire – d’un après-midi de shopping dans le grand magasin le plus emblématique de Berlin-Ouest alors que la victime qu’elle s’efforçait d’identifier reposait dans un frigo à la morgue de l’hôpital de la Charité. Auraient-ils pu, auraient-ils dû en faire plus en RDA ? Mener une enquête porte à porte chez toutes les familles où vivait une adolescente de l’âge correspondant ? Une tâche digne de Sisyphe. Reiniger et Jäger n’autoriseraient jamais ce genre de campagne.
On frappa à la porte. Müller alla ouvrir d’un bond et trouva Tilsner vêtu de divers articles à rayures bleues et blanches. Elle le fit entrer.
— Tu aimes ? J’ai un physique de footballeur, tu ne trouves pas ?
Elle rit en voyant le maillot trop serré frappé du logo de l’équipe du Hertha BSC Berlin.
— Pas vraiment, non.
Quand Tilsner essaya de contracter les pectoraux, Müller prit l’air désolé. Il était ridicule. Un bonnet bleu et blanc et une écharpe rayée complétaient sa tenue.
— Je me sens un peu déloyal. Je soutiens le Dynamo, après tout. Mieux vaut que Marius ne voie rien. Je n’ai pas envie qu’il reporte son affection sur un club de l’Ouest.
Müller s’assit sur le lit sans rien dire. Le Dynamo était une équipe soutenue par la Stasi, le dada de Mielke, c’était bien connu à Berlin-Est.
— Alors, qu’allons-nous faire pour passer le temps ? demanda Tilsner.
Müller vit qu’il regardait ses nombreux sacs de courses.
— Et si nous défilions l’un pour l’autre ?
— Non, ce n’est pas la peine. Je suis fatiguée, dit-elle en se massant les pieds à travers ses bas en Nylon avant de se rallonger. Je pensais faire un somme avant d’aller manger un morceau.
— D’accord, dit Tilsner en posant la main sur sa jambe. Tu n’aimerais pas que je me joigne à toi ?
— Non, Werner, soupira Müller en roulant des yeux. Oublie ça, je suis mariée, toi aussi. Je suis ta supérieure hiérarchique. Tu es censé être mon adjoint. Contentons-nous d’une relation sans histoires, d’accord ?
Tilsner se leva, s’étira et se dirigea vers la porte.
— Très bien, Karin, dit-il en croisant son regard. Comme tu veux.
Il sortit en claquant la porte derrière lui.
Müller laissa tomber la tête sur l’oreiller et ferma les yeux.
L’ambiance tendue entre les deux policiers perdura jusqu’en soirée. Une prise de bec avant le mariage était peut-être gage d’authenticité, en tout cas Tilsner s’était mis à bouder. Au moment de régler la note, ils se rendirent compte qu’à eux deux il leur restait à peine assez de liquide.
En quittant le restaurant, Müller regarda les panneaux publicitaires au néon clignoter avec une fausse bonhomie et l’étoile rotative au sommet de l’immeuble Mercedes, nimbée d’une lueur fluorescente, danser de façon sinistre dans le ciel nocturne.
À l’hôtel, chacun rangea ses achats dans la limousine et la Mercedes.
— Conduire la Mercedes de nuit ne te pose pas de problème ? demanda Tilsner, bougon.
— Je suis sûre que ça ira. Je vais te suivre. Ne va pas trop vite et surveille ton rétroviseur.
Ils prirent le chemin du retour, les coups de klaxon résonnant à intervalles réguliers alors que Tilsner s’efforçait de se fondre dans la circulation. Müller essayait de rester le plus près possible des feux arrière de la Volvo. C’était une chose de conduire une Mercedes en plein jour, mais c’en était une autre à plus d’une heure du matin. À Berlin-Est, la circulation aurait été quasi inexistante à cette heure-ci ; à Berlin-Ouest en revanche, Müller fut surprise de constater que les rues étaient encore très fréquentées. Jäger avait eu tort de leur seriner que ce serait plus calme après minuit.
Peu après qu’ils se furent engagés sur la rocade en direction du nord au niveau de Westend, Müller eut l’impression qu’on les filait. La voiture qui la suivait roulait en pleins phares et ne cessait de coller la Mercedes avant de se laisser distancer de nouveau. Müller tenta de l’ignorer et bascula son rétroviseur en position antireflet.
C’est alors que la voiture se déporta ; Müller la savait à côté d’elle, si proche qu’elle avait l’impression que les deux véhicules pouvaient se toucher à tout moment. Quand Müller décéléra, le chauffeur de l’autre voiture l’imita. Elle risqua un coup d’œil sur le côté. Un homme, le regard caché derrière des lunettes noires, lui faisait signe de se garer. La voiture ne ressemblait pas à un véhicule de police. Müller serra le volant pour que ses mains arrêtent de trembler. Elle était déterminée à ignorer l’autre conducteur et à se concentrer sur les feux arrière de la Volvo.
Soudain, ce fut la collision. Son poursuivant l’avait percutée, et Müller sentit le volant de la Mercedes lui échapper. Elle lutta pour garder le contrôle de ce véhicule qu’elle n’avait pas l’habitude de conduire. Une autre collision. Dans une gerbe d’étincelles s’élevèrent des grincements de métal frottant contre du métal. La Mercedes dérapa. Projetée vers l’avant, Müller vint buter contre la ceinture de sécurité, et puis… plus rien, hormis le sifflement du radiateur.
Désorientée, elle éteignit le moteur. Son sein gauche lui faisait mal là où la ceinture l’avait entamé, mais à part ça, elle était indemne. Elle ouvrit la portière côté conducteur et descendit. Elle fut tout de suite éblouie par les voitures qui roulaient à toute allure, donnant de furieux coups de klaxon sans pour autant s’arrêter. Müller se plaqua contre la Mercedes pour la contourner jusqu’à l’avant. De la vapeur sortait de sous le capot. Elle voulut vérifier le côté passager, mais la voiture était coincée contre la glissière de sécurité, l’aile avant enfoncée à cause de la collision. Tilsner et l’inconnu avaient disparu sur la rocade, vers le nord-est. Pas le moindre signe d’eux. Se tournant dans l’autre direction, elle distingua au loin la lueur de gyrophares et le bruit de sirènes. Merde ! Elle réalisa alors qu’un véhicule se garait derrière elle sur la bande d’arrêt d’urgence. Aveuglée, elle se protégea les yeux et, l’espace de cette fraction de seconde, songea qu’elle savait désormais ce que ressentait un lapin pris dans des phares. Paralysé. Elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux s’enfuir au lieu de trouver la mort en restant là.
— Tu vas bien, Karin ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
C’était Tilsner ! Müller courut vers lui et le prit dans ses bras.
— Dieu merci ! s’écria-t-elle. Je croyais que c’étaient les autres qui revenaient.
— Les autres ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu n’as pas vu la collision ?
— Non. Je viens de réaliser que tu ne me suivais plus. Je me suis dit que je devais faire demi-tour pour vérifier que tu allais bien. C’est le cas ?
Tilsner la caressait, lui frottait le dos. C’était la première fois qu’il la touchait sans arrière-pensée. Elle prit une profonde inspiration.
— Je crois, oui, finit-elle par répondre. Je ne sais pas si on peut en dire autant de la voiture, en revanche. On m’a fait quitter la route. J’étais terrifiée. Tu n’as rien vu ? Une voiture noire. Un type avec des lunettes noires.
— J’ai bien peur que non, dit-il en secouant la tête.
Il regarda la Mercedes, l’air sceptique.
— Il faut essayer de la bouger avant que la police nous repère, quitte à la remorquer avec la limousine.
Tilsner demanda les clés à Müller qui lui indiqua d’un regard qu’elles étaient sur le contact. Il s’installa au volant, démarra et cria par la portière :
— Pousse-toi, je vais essayer de reculer !
Le vrombissement du moteur fut suivi d’un grincement puis d’un bruit de métal déchiré quand Tilsner parvint à désencastrer la voiture de la glissière de sécurité. Enfin, l’essentiel de la voiture, car une partie de l’aile s’était détachée et restait coincée sur le bas-côté.
Tilsner descendit, arracha le morceau de métal resté sur la glissière de sécurité et le fourra dans le coffre.
— Elle reste maniable… je crois. Tu veux qu’on échange ? Je conduis la Mercedes et tu prends la limousine ? Seulement, cette fois, pas d’accrochage avec des assaillants imaginaires.
— Je n’ai rien imaginé : on a essayé de me faire quitter la route. C’était qui, à ton avis ?
— Aucune idée. Écoute, si tu veux, ça m’est égal de dire que j’étais au volant. Je m’entends bien avec Jäger. Nous sommes de vieilles connaissances. Il ne m’en voudra pas.
Müller hocha la tête sans répondre.
Après l’avoir échappé belle plusieurs fois, Müller réussit à ramener la limousine sur le pont de Bösebrücke, jusqu’au poste-frontière. La police ouest-allemande leur fit signe de passer. Côté RDA, pas de commandant teinte en blonde. Cependant, quand Tilsner, qui précédait Müller dans la Mercedes cabossée, montra leur autorisation, on les laissa tout de suite passer.
Müller éprouva un véritable soulagement en franchissant la frontière. Elle était chez elle. Elle se sentait bien. Le contrecoup de la collision s’amenuisait. D’une certaine manière, l’atmosphère était moins tendue loin de la frénésie de l’Ouest.
Le temps qu’ils apportent la limousine à Schmidt au quartier général de la police et qu’ils avertissent Jäger de la collision par téléphone, il était près de deux heures du matin. Müller se demandait si elle devait rentrer à son appartement de Schönhauser Allee pour essayer de se réconcilier avec Gottfried. Si elle laissait les tensions couver entre eux, une rupture serait inévitable. Était-ce vraiment ce qu’elle voulait ? Gâcher leur mariage ? Elle consulta de nouveau sa montre. Le problème était que, à cette heure-ci, Gottfried dormirait à poings fermés. Il ne serait pas d’humeur à être réveillé. Elle n’avait pas le courage d’avoir une nouvelle dispute.
Müller prit sa décision : elle demanda à Tilsner de la ramener au bureau de Marx-Engels-Platz. Ce serait couverture de survie, oreiller sorti du placard et réveil à l’aube. Elle passerait le dimanche à travailler. En l’état actuel des choses, cela semblait plus simple que de rentrer chez elle.
Au bureau, elle s’autorisa un souvenir de l’Ouest. Entassant les sacs de courses sur la longue table, sous le panneau d’affichage, elle prit la grosse boîte de chaussures. Elle l’ouvrit, souleva avec précaution le papier de soie qui protégeait les bottes. Elle en prit une dont elle caressa le revers en fourrure comme on caresse un chat. Une petite touche de luxe. C’est alors que, levant la tête, elle aperçut, punaisées au panneau de liège, les photos de la victime anonyme qui n’avait plus ni dents ni yeux.
Müller lâcha la botte fourrée comme si c’était un objet contaminé.