CHAPITRE 24

Neuvième jour.

L’obscurité presque complète, l’odeur d’urine et d’excréments terrassèrent Gottfried Müller. Bringuebalé par les cahots du véhicule, il sentit la bile lui remonter dans la gorge sous l’effet de la panique et de la nausée. Il essaya de porter la main à sa bouche, bataillant avec les menottes qui lui entamaient les poignets, mais la cellule était trop exiguë pour pouvoir bouger.

Il prit une longue bouffée d’air putride, essaya de quitter la position ni assise ni accroupie dans laquelle il se contorsionnait et finit par jeter l’éponge quand il se retrouva plaqué contre les murs, le sol et le plafond. Il avait l’impression d’être dans un cercueil trop court, un espace de moins d’un mètre de large sur un mètre de profondeur et peut-être un peu plus d’un mètre cinquante de haut.

Il pensa à Karin. Son arrestation – s’il s’agissait bien d’une arrestation – était-elle liée à leur mésentente ? Lasse de ses accusations d’infidélité, l’avait-elle dénoncé aux autorités en l’accusant de complot contre l’État ?

Il avait déjà l’impression de rouler depuis des heures, son sens de l’orientation anéanti par les multiples tournants. Accélération, décélération. Arrêt. Démarrage. Il était ballotté comme dans le tambour d’un lave-linge sans possibilité de regarder à l’extérieur pour se situer. Vu la durée du voyage, ils devaient être loin de Berlin.

 

De la lumière ! Une lumière blanche, aveuglante et crue. Impossible de se protéger les yeux. Le véhicule s’arrêta, les portes s’ouvrirent, l’odeur du gazole et des pots d’échappement neutralisèrent l’espace d’un instant les odeurs de fuites corporelles incontrôlées.

— Allez, dehors ! Mains en l’air !

Des gardes en uniforme de l’armée est-allemande le malmenaient, le poussaient, le forçaient à lever les bras. Ils étaient donc toujours en RDA. Le voyage avait paru si long, si déroutant qu’il n’en était plus sûr – il s’était dit qu’on l’emmenait peut-être jusqu’en Pologne, en URSS, même. Il essaya de garder ses mains devant son visage pour se protéger des reflets aveuglants de rangées de tubes au néon alignées contre des murs d’un blanc éblouissant. Ils se trouvaient dans une espèce de garage.

Sans tenir compte de ses questions, les gardes le poussèrent dans le dos tout en lui faisant franchir une grille. Une lumière rouge dans un couloir désert. On le jetait dans une cellule. Au bruit du métal heurtant le métal succéda l’obscurité la plus totale.

Qu’est-ce que j’ai fait ? Que me reprochez-vous ? Hurle ! Pose-leur la question !

— Gardes, gardes ! J’exige que vous me disiez ce que je fais ici !

Pas de réponse. Pas même l’écho de sa question qui semblait avoir été absorbée par les murs. Il se mit à tâtonner dans le silence. Les murs étaient doux, capitonnés. Il s’efforça de s’orienter en avançant, les mains tendues. Pas d’angle. Il n’arrivait même pas à déceler l’emplacement de la porte. C’était un cercle sans fin, capitonné et plongé dans l’obscurité. Pressant le nez contre le rembourrage, il respira la douce odeur du caoutchouc tel un de ces drogués sniffant de la colle qu’il avait vus aux informations ouest-allemandes.

À bout de forces, Gottfried s’effondra sur le sol en béton glacial. Il ne s’était jamais senti aussi seul. L’exil temporaire à la maison de correction de Rügen l’année précédente avait été assez pénible, mais ce n’était rien comparé à ce qu’il vivait aujourd’hui. Les enfants ressentaient-ils la même chose ? Était-ce ce qui avait poussé Beate à faire une tentative de suicide ? Il se demanda comment ils allaient. Irma avait-elle mis en pratique son conseil concernant la route qui reliait Sassnitz à la Suède ? C’était peut-être ça, la raison… La découverte du livre les avait-elle menés jusqu’à lui ?

 

Dormir. Dormir. Il n’avait jamais trouvé cela aussi merveilleux. Le sommeil lui permettait d’échapper à ce cauchemar. Il pensait à Karin. Il rêvait de la voir. La jeune Karin, celle qu’il avait épousée. Il rêvait de leur vie d’avant, pas celle de ces derniers temps, depuis que la carrière de Karin avait pris le pas sur sa vie.

Après plusieurs heures passées dans la pièce capitonnée, on avait fini par le déplacer vers ce qui ressemblait à une cellule plus ordinaire. Banc en guise de lit, couverture, chauffage, même, simulacre de fenêtre faite de briques de verre transparentes. C’était la nuit dans la ville ou le village où ils se trouvaient, et les faibles rais de lumière filtraient dans la cellule, même si tout restait flou à travers le verre dépoli.

Il roula sur le côté, tira la couverture sur sa tête et somnola.

Soudain, de la lumière. Encore une vive lumière blanche jaillissant d’un espace carré au-dessus de la porte.

Bon sang ! Il ne sommeillait que depuis quelques minutes, et voilà que cette lumière l’aveuglait. Il compta jusqu’à dix. Quand la lumière s’éteignit, Gottfried se recoucha sur le côté, plia la couverture en deux. Il compta jusqu’à soixante. Jusqu’à cent dix. La lumière se ralluma. On la contrôlait depuis l’extérieur. On le torturait à coups de lumière clignotante, mais la couverture pliée en deux le protégeait bien et il finit par s’assoupir.

Il y eut un fracas métallique quand le guichet de la porte s’ouvrit, laissant apparaître le visage bouffi d’une garde.

— Ne touchez pas la couverture, hurla-t-elle. Visage découvert, couchez-vous sur le dos !

Gottfried était trop épuisé pour demander pourquoi, où il était et ce qu’on lui reprochait.