J’ai eu quinze jours de répit à l’infirmerie ; malgré tout, la tentative de suicide de Beate n’a fait que renforcer ma détermination à fuir cet enfer par n’importe quel moyen. Et avec mon amie.
Aujourd’hui, c’est le premier des trois jours que je passerai dans la salle de conditionnement ce mois-ci. Nous continuons à emballer des lits et, en me penchant pour commencer à remplir un carton, je sens mon cou se contracter. La douleur irradie vers mon dos et ma jambe. Je suis presque tentée de lever la main pour essayer de convaincre Mme Schettler que les blessures dues à ma chute du cinquième étage ne sont pas guéries. Cependant, je préfère persévérer et soulève la tête de lit en placage pour la glisser à sa place, au fond du carton.
Pendant ce temps, je calcule, je réfléchis, j’observe.
— Tu es très calme aujourd’hui, Irma, souffle Mathias, posté à ma gauche. Tu es préoccupée ?
Je secoue la tête sans le regarder. Rien ne doit perturber ma concentration. Il faut que j’atteigne mon objectif aussi vite que possible et que je le dépasse. Il faut les persuader que je me suis repentie et mise au boulot après être revenue de mes erreurs. Comme ça, ils me surveilleront moins, et mes chances seront meilleures.
La structure du carton est prête. Je trouve ce système un peu dingue, mais après tout, je ne suis pas créatrice de meubles en kit. Un seul carton renferme toutes les pièces, ce qui explique qu’il faille être deux pour le charger sur le diable une fois plein. J’imagine qu’il doit être livré par camion chez les clients, parce qu’il est impossible de le faire entrer dans une voiture de taille standard ou qu’une personne seule le soulève.
On place la tête de lit sur le dessus du carton et le pied au fond pour renforcer la structure que les montants du lit viennent soutenir. Une fois assemblé, j’imagine que le lit mesurera un peu moins de deux mètres sur deux, ce qui est supérieur aux dimensions de tous ceux que j’ai vus en RDA.
Je glisse le deuxième montant dans le carton. Il y a maintenant un creux au centre où nous devons caser toutes les lattes du sommier, les colonnes et toutes les fixations en prenant soin de protéger le placage avec des couches supplémentaires de carton ondulé.
Après m’être assurée que les autres sont occupés à travailler, je laisse tomber le rouleau de ruban adhésif par terre et fais mine de me pencher pour le ramasser. En un clin d’œil, je le place de sorte qu’il puisse rouler et me relève. J’attends un instant pour vérifier que personne n’a remarqué ce qui cloche. À l’entrée de la pièce, Mme Schettler consulte quelque document à son bureau. Mathias à ma gauche et Maria Bauer à ma droite s’emploient à remplir leur carton. Je donne un coup de pied au rouleau de ruban adhésif qui pénètre au centre du carton. C’est un tir que n’aurait pas renié Hans-Jürgen Kreische, le meilleur marqueur de l’Oberliga.
— Merde !
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demande Mathias qui ignore ma ruse.
— J’ai laissé tomber le ruban adhésif dans le carton sans le faire exprès.
— Espèce d’imbécile, s’écrie Bauer. Je vais en avoir besoin dans une minute pour fermer le mien. Sors-le de là !
Je me baisse et tâtonne un moment avant de jeter un coup d’œil à l’intérieur.
— Je ne le vois pas. Il a roulé au fond.
— Eh bien, il faut que tu le récupères si tu ne veux pas tous nous pénaliser, dit Mathias avec un soupir. Tu ne peux pas ramper dedans ?
— Je vais essayer, dis-je, l’air aussi réticent que possible.
Le placage lisse du bois me permet de me faufiler dans le carton en me couchant sur le dos et en m’aidant des bras. Bien que je sente le rouleau de ruban adhésif derrière ma tête, à peu près au milieu du carton, je rampe jusqu’au fond en le poussant. Si seulement j’étais plus mince. Beate, elle, y entrerait sans se sentir à l’étroit. Quant à Mathias, qui est assez mince mais grand, il devrait plier un peu les jambes pour y tenir.
J’entends la voix de Mme Schettler, alertée par le tapage.
— Que diable fais-tu, Irma ?
Je plisse les yeux vers l’ouverture du carton et vois deux yeux qui me scrutent.
— Désolée, madame Schettler. Le rouleau de scotch a roulé au fond du carton. J’essaie de le récupérer, dis-je en grattant le placage de la tête de lit pour appuyer mes propos.
— Eh bien, dépêche-toi, m’encourage-t-elle. Et fais attention à ne rien abîmer.
Quand elle s’éloigne, je reste allongée un moment à cogiter, à calculer. C’est risqué. Très risqué. Comment respirer, manger, boire ? Faire ses besoins ? Beurk ! C’est possible, pourtant. Je viens de me le prouver.
Je tords le bras derrière ma tête pour attraper le rouleau d’adhésif et fléchis les talons pour m’extirper du carton.
J’ai le feu aux joues et je respire fort en me redressant.
— C’était vraiment débile, ironise Bauer. Si nous n’atteignons pas nos objectifs, ce sera ta faute, espèce d’imbécile. Qu’est-ce que tu peux être maladroite, Behrendt.
J’ai envie de répondre quelque chose de méchant ; j’ai envie d’enfoncer le rouleau d’adhésif dans sa sale bouche. Pourtant, je me contente de m’excuser, d’avoir l’air gênée et de reprendre mon travail.
J’accélère et je remplis les cartons comme un robot. En silence, j’élabore mon plan, je réfléchis. À Sassnitz. À la Suède. À la liberté.