La sonnerie du téléphone vrilla le crâne de Müller qui souffrait d’une nouvelle migraine lancinante. Elle ressentit une forte impression de déjà-vu : n’était-ce pas ainsi que tout avait commencé dix jours plus tôt, dans l’appartement de Tilsner ? Consultant la pendule, elle vit qu’il était sept heures tout juste passées. Elle avait dormi à peine cinq heures d’un sommeil inconfortable et agité sur le sol du bureau. Résultat, elle avait des courbatures de la tête aux pieds. Elle bâilla en se couvrant la bouche par habitude, même si personne ne la voyait, avant de décrocher le combiné. C’était Schmidt.
— Ah, camarade Müller. Je suis content de vous avoir retrouvée ! J’ai essayé de vous joindre chez vous mais personne n’a répondu.
Gottfried a dû se retourner et se couvrir les oreilles avec la couverture, songea Müller, exactement comme j’ai été tentée de le faire.
— Nous avons trouvé quelques petites choses dans la limousine. Un coup de chance, sachant que le véhicule a été nettoyé de fond en comble. Je suis en train de les analyser.
— C’est bien, Jonas, répondit Müller, se forçant à paraître aussi intéressée qu’alerte. Qu’est-ce que vous avez ?
— Eh bien, le détail le plus important est que, comme nous le soupçonnions, les empreintes de pneus correspondent à celles du cimetière. Des Gislaved, comme je vous l’avais dit. Mais ce n’est pas tout, camarade lieutenant. Si j’en crois mon expérience, un nettoyage n’efface jamais toutes les traces. Nous avons trouvé des grains ressemblant à du sable et une matière végétale que j’essaie d’identifier avec précision, ainsi que des échantillons de terre et de fibres de tissu. J’ai procédé à une vérification préliminaire : certaines fibres correspondent aux vêtements de la victime, d’autres pas.
— Nous pouvons donc affirmer que la victime s’est trouvée dans la limousine ?
— Impossible d’être catégorique, à mon avis. Quelqu’un d’autre portant le même type de vêtements aurait pu laisser les fibres. C’est un début, malgré tout. Pourquoi ne pas venir au labo dans une heure ou deux ? Je vous montrerai comment les analyses progressent.
Müller se pressa le front, comme pour chasser la douleur lancinante. Elle n’était vraiment pas en état de passer des heures dans un labo. Elle ferait peut-être mieux de rentrer chez elle pour essayer de se rabibocher avec Gottfried. Mais à bien y réfléchir, ça non plus, elle n’était pas capable de le faire.
— Vous ne voulez pas dormir un peu d’abord, Jonas ? Vous avez travaillé toute la nuit.
— C’est pour ça que je me suis engagé, que j’ai été formé, répondit Schmidt en riant. Je crois que ce pourrait être l’avancée que nous attendions. Je compte sur vous dans deux heures ?
— D’accord Jonas, très bien.
L’expert de la police scientifique et ses découvertes seraient plus faciles à gérer qu’une confrontation avec son mari. Müller raccrocha. Avant de rejoindre le quartier général de la police, elle subtilisa deux aspirines dans l’armoire de secours et traversa la pièce jusqu’à l’évier. Elle prit la tasse qui lui parut la plus propre sur l’égouttoir, la rinça et la remplit à moitié d’eau où elle fit fondre les cachets effervescents avant d’avaler le mélange. Si Schmidt avait besoin d’un apport régulier de saucisse pour fonctionner, Müller semblait de son côté de plus en plus dépendante à l’aspirine.
Quand elle arriva au laboratoire de la police scientifique, Schmidt, penché sur un microscope, donnait des instructions à un collègue. Après avoir regardé plusieurs fois à travers l’oculaire, il compara ses découvertes avec une série d’ouvrages de référence que l’autre expert lui avait apportés.
— Ah, lieutenant Müller. Merci d’être venue. Je crois que nous avons de nouvelles informations à vous communiquer. Au fait, permettez-moi de vous présenter Andreas Hasenkamp du ministère de la Sécurité d’État. Le lieutenant-colonel Jäger l’a dépêché pour nous prêter main-forte.
À la différence de l’imposant Schmidt, Hasenkamp était maigre comme un clou et doté d’absurdes favoris broussailleux qui détonnaient avec un crâne presque chauve. Müller serra la main qu’il lui tendait tout en se demandant ce que Jäger entendait par « prêter main-forte ».
Schmidt la dirigea vers un microscope. La préparation posée sur la lame de verre ressemblait à un bout d’algue. Fermant l’œil gauche, Müller regarda dans l’oculaire.
— Bon, Jonas, ça ressemble à une algue, mais en plus gros.
— Tout à fait exact, camarade Müller, répondit Schmidt en riant. Ce qui est intéressant, cependant, c’est le type d’algue dont il s’agit. Regardez ce livre et vérifiez le microscope. Elles se ressemblent, non ?
Müller acquiesça sans être sûre d’elle.
— De quelle espèce s’agit-il ?
— Eh bien, l’espèce du livre s’appelle Fucus vesiculosus, plus connue sous le nom de « varech vésiculeux ».
Müller haussa les épaules. Le nom latin de la plante ne lui disait rien, contrairement au nom vulgaire. Schmidt souriait en levant un sourcil.
— L’espèce qui se trouve sous le microscope diffère légèrement – assez pour que cela soit significatif, toutefois –, et je ne suis pas peu fier d’avoir fait la distinction. Il s’agit de Fucus radicans. Elles sont très proches à l’œil nu.
Müller remarqua que les mots se bousculaient dans la bouche de Schmidt qui prenait à peine le temps de respirer.
— Cette espèce est plus petite, cependant, malgré l’agrandissement au microscope. On trouve le varech vésiculeux sur tous les littoraux de l’hémisphère nord, ce qui ne nous aurait pas beaucoup aidés. En revanche, on ne trouve Fucus radicans qu’à un seul endroit.
— Où ça ?
— Dans la Baltique, camarade Müller. L’espèce est adaptée à ses eaux saumâtres. Une eau dont la salinité n’est pas aussi forte qu’ailleurs car c’est un mélange d’eau de mer et d’eau douce charriée par les fleuves qui se jettent dedans.
— On parle de tout le littoral au nord de la RDA, dit Müller, perplexe. Danemark, Suède, Union soviétique : tous les pays qui bordent la Baltique.
L’espace d’un instant, Schmidt eut l’air abattu.
— C’est vrai, lieutenant. Mais nous essayons de nous faire une idée petit à petit. Ça ressemble à un puzzle ou à des mots croisés. Une fois que nous aurons assemblé assez de pièces, ou placé assez de mots au bon endroit, le reste suivra.
— Autre chose ?
— Andreas a un échantillon sous le microscope là-bas, dit Schmidt en désignant une table d’appoint. Camarade Hasenkamp, peut-être pourriez-vous expliquer tout ça au lieutenant ?
— Avec plaisir. Venez par ici, camarade Müller, dit l’assistant en la faisant asseoir devant le deuxième microscope.
Ce que Müller vit à travers l’oculaire était dénué de sens pour elle. Ça ressemblait à une tache beige au centre d’une tache marron.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Oui, ce n’est sans doute pas aussi parlant aux yeux du profane que l’autre échantillon, remarqua Hasenkamp. Vous avez sous les yeux un échantillon de terre contenant la graine d’une espèce poussant dans l’étage subalpin.
Müller leva la tête et se frotta le menton.
— Dans les Alpes, alors ? dit-elle en soupirant. Encore une zone très large.
— Eh bien, il pourrait s’agir de la zone alpine, juste en dessous de la limite des arbres. C’est ce que nous appelons l’étage subalpin. Mais en l’occurrence, ce n’est pas le cas. Même si l’altitude correspond, le type de sol combiné à la graine poussant en étage subalpin ne se trouve qu’à un seul endroit en Europe et peut-être même dans le monde.
— Abrégez mes souffrances, supplia Müller.
— Dans le massif du Harz, dit Hasenkamp, amusé.
— En RDA ou en République fédérale, donc.
— Pas dans ce cas. Nous pouvons déterminer sa provenance avec précision. Une graine subalpine telle que celle-ci ne peut pousser que dans un seul endroit du Harz : le Brocken, qui culmine à plus de mille cent mètres d’altitude et se trouve en RDA, bien sûr.
Müller visualisa la montagne. Bien qu’elle n’y soit jamais allée, elle avait vu des photos à l’école. Au sommet se trouvait la principale station de surveillance de RDA qui interceptait les messages ennemis venus de l’Ouest.
— Bon travail tous les deux, dit-elle. Mais la Baltique et le Harz sont distants de plusieurs centaines de kilomètres.
— Je le sais bien, camarade Müller, dit Schmidt avec un lent soupir. À vous de faire concorder ces indices, même si ce n’est pas facile. Ne perdez pas espoir, pourtant. Il y a les fibres, et la théorie que j’examine en ce moment pourrait nous permettre d’avancer.
— Laquelle ?
— Oh, je n’ai pas envie d’en parler avant d’être convaincu. Ça va me demander un peu plus de travail, mais ce ne sera pas long. Maintenant, comme Andreas et moi avons travaillé toute la nuit, auriez-vous l’obligeance de nous rapporter de la cantine un café, voire un sandwich ? Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, cela nous aiderait à réfléchir, dit Schmidt avec un large sourire.
— Bon, d’accord, Jonas. Camarade Hasenkamp, pouvez-vous m’y conduire ? dit Müller qui ne se sentait pas du tout capable de la trouver toute seule à travers le dédale de couloirs du quartier général de la police.
— Avec plaisir, lieutenant. Elle est ouverte le dimanche. Comme vous le savez, le quartier général de la police populaire ne ferme jamais.