CHAPITRE 27

Dixième jour.
Berlin-Est.

En arrivant près de son immeuble de Schönhauser Allee, Müller remarqua que la camionnette de la boulangerie Schäfer était enfin partie : le réverbère près duquel elle était garée ces derniers temps éclairait à présent une portion de rue déserte. À qui appartenait-elle ? Le mystère restait entier. En se renseignant, Elke avait découvert que la petite boulangerie ainsi baptisée et située à Alexanderplatz ne vendait son pain et ses gâteaux que sur place, en boutique. Les propriétaires ne disposaient même pas d’une camionnette. Elle n’était plus là, en tout cas. Müller était-elle paranoïaque ? Que penser du mystérieux agent qui avait déboulé à la fontaine des contes de fées pour les surveiller, Jäger et elle ? Du conducteur de la voiture noire qui avait tenté de l’assassiner – ou de l’effrayer, du moins – sur la rocade, à Berlin-Ouest ? L’étau semblait se resserrer autour de Karin.

Son pressentiment ne fit que grandir une fois grimpé l’escalier menant à leur palier. Quelque chose clochait. Il n’y avait aucun bruit alors qu’en temps normal on entendait Gottfried fredonner un de ses satanés airs de rock de l’Ouest, sans se soucier de ce que pouvaient penser les voisins. Surtout le dimanche soir, qu’il passait presque toujours à l’appartement.

Un picotement à la nuque la fit se retourner. La porte de Mme Ostermann, en face, se referma avec un cliquètement. Pourquoi fourrait-elle encore le nez dans ses affaires ? Et quelle était cette odeur ? De la peinture fraîche ? Avait-on repeint l’entrée ? Un dimanche ? Müller toucha la porte pour se rassurer bien qu’elle ait reconnu les vieilles éraflures familières là où la peinture verte avait pelé. Troublée, elle dut forcer plus que de coutume pour tourner la clé dans la serrure. Quand elle ouvrit la porte sur le silence de l’appartement, son esprit était en ébullition. Où était Gottfried ? Le cœur battant la chamade, elle se précipita dans le salon, encore plus désordonné que d’habitude. Elle remarqua les copies de son mari éparpillées sur la table, une tasse de café froid à moitié vide et un petit pain en partie grignoté. Elle renifla le petit pain, le roula entre ses doigts. Prise de panique, elle chercha d’autres signes indiquant où était parti son mari. Son pardessus était encore accroché à la patère, sa mallette posée sur le canapé et ses lunettes de vue sur la table. Ça n’avait pas de sens.

— Gottfried ! Gottfried ! appela-t-elle sans obtenir de réponse.

Elle vérifia la chambre, la salle de bains. Il n’y avait pas trace de lui.

Malgré ses réserves, elle ressortit sur le palier et sonna chez Mme Ostermann. Si quelqu’un savait ce qu’il s’était passé, c’était bien elle.

La porte s’entrouvrit, mais la voisine ne détacha pas la chaînette de sécurité.

— Vous n’auriez pas vu mon mari sortir, madame Ostermann ?

— Des hommes sont passés.

— Des hommes ? Quel genre d’hommes ?

— Comment le saurais-je, camarade Müller ? C’est vous la policière, répondit la voisine, le regard fuyant.

— Étaient-ce des ouvriers ? Il semble y avoir une odeur de peinture fraîche ou quelque chose qui y ressemble.

— Je l’ignore. Comme vous le savez, je ne suis pas très sociable. Ce sera tout ? demanda la voisine en fermant la porte.

Müller coinça sa botte dans l’entrebâillement. Mme Ostermann lui lança un regard dégoûté.

— Vous êtes bien sûre de n’avoir pas vu mon mari ? insista Müller, consciente de la panique qui transparaissait dans sa voix.

Le téléphone se mit à sonner dans son appartement. À peine s’était-elle retournée que Mme Ostermann refermait sa porte. Müller rentra chez elle en courant, mais une fois près du téléphone, elle ne fit pas un geste pour décrocher. Qui étaient les hommes évoqués par Mme Ostermann ? Tout à coup, Karin eut peur. Peur de ce que la personne au bout du fil lui annoncerait. Le téléphone continuait à sonner. Müller s’affala sur le canapé et finit par saisir le combiné. C’était Jäger.

— Karin ? dit-il, tendu.

— Camarade lieutenant-colonel. Que puis-je faire pour vous ?

Elle s’efforça de rester légère malgré son appréhension.

— Nous avons un problème, Karin. Nous devons nous voir.

— Ce soir ? Je viens à peine de…

— Ce soir. Sur-le-champ. Retrouvez-moi au Das Blaue Licht, dans Schwedter Strasse, dans dix minutes.

— Mais je viens juste de…

— Dix minutes, camarade Müller. Soyez ponctuelle.

L’officier de la Stasi mit un terme à la conversation sans attendre la confirmation de Müller. Son ton brusque et solennel n’avait rien fait pour dissiper le malaise de la jeune femme. En raccrochant le téléphone, elle réalisa que sa main droite tremblait. Elle la serra dans sa main gauche, de plus en plus fort jusqu’à ce que la douleur finisse par triompher des tremblements.

 

Le froid s’était intensifié depuis le crépuscule et Müller, qui marchait d’un pas lourd dans Schönhauser Allee et bifurqua dans Schwedter Strasse, sentit les premiers flocons d’une nouvelle averse de neige fondre sur son visage. C’était presque rafraîchissant, car la pollution qui enveloppait Berlin s’était dissipée grâce à la baisse des températures.

Tout en marchant, Müller essaya de comprendre ce qui se passait. Pourquoi Jäger avait-il l’air si furieux ? Était-ce lié à la disparition de Gottfried ? Ou aux dégâts subis par la Mercedes ? Elle décida que c’était l’explication la plus plausible. Jäger avait sans doute pris des risques pour emprunter la voiture au HVA, les gros dégâts subis l’avaient peut-être mis dans un terrible embarras.

Souhaitait-il lui parler des preuves que Schmidt avaient trouvées dans la limousine ? Les algues. La graine. Ainsi que des deux découvertes capitales que l’expert avait faites plus tard : d’abord du sable blanc crayeux mêlé à des algues qui évoquait encore une fois la mer Baltique, et puis des fibres de laine. De prime abord, les quelques fibres ayant échappé au nettoyage en profondeur de la limousine n’avaient pas paru très utiles. C’était surtout du polyester, très courant dans les vêtements est-allemands. Cependant, un brin de laine découvert en fin de journée avait emballé Schmidt. En l’analysant au microscope et en vérifiant divers ouvrages avec Hasenkamp, il avait fini par déterminer qu’il s’agissait de pure laine de mouton de Poméranie. Les spécimens de l’espèce étaient rares et presque tous élevés à Rügen et sur l’île voisine de Hiddensee.

Le lien avec Rügen et la côte de la Baltique était donc établi. Müller pourrait peut-être persuader Reiniger et Jäger de les y laisser aller, ses collègues et elle, poursuivre leurs investigations. Cela dit, Jäger n’avait pas l’air d’humeur à accorder des faveurs. Et ce pauvre Gottfried ? Elle ne pouvait pas s’absenter tant qu’il avait disparu. Avant de partir en voyage, elle découvrirait ce qui était arrivé à son mari.

La Schwedter Strasse était déserte. Alors qu’elle approchait du Das Blaue Licht, le brouhaha de conversations, de rires et de disputes se mua en clameur. Müller mit à profit la vitre réfléchissante du bar pour vérifier son maquillage et sa coiffure avant d’ouvrir la porte.

Elle fut accueillie par de forts relents de sueur, de fumée et de bière. Fait exceptionnel pour un dimanche soir, la salle était comble. Müller dut se frayer un passage parmi la foule de clients, presque tous masculins, pour atteindre le bar. Si Jäger avait quelque chose à lui dire d’important, pourquoi lui donner rendez-vous ici ?

Un homme lui heurta soudain le flanc. Elle trébucha alors qu’il se confondait en excuses et, tout en se remettant d’aplomb, aperçut Jäger installé dans la petite arrière-salle, une minuscule pièce vitrée dans l’angle du bar. Elle fendit la foule, espérant presque se noyer dedans, et entra.

— Asseyez-vous, Karin… ordonna un Jäger austère en désignant la chaise face à lui.

Il ne fit pas mine de se lever pour l’accueillir. Il lui servit un verre de schnaps tiré de la demi-bouteille ouverte posée sur la table. Müller sourit en s’armant de courage, déterminée à surmonter le problème que le lieutenant-colonel de la Stasi avait découvert, quel qu’il soit.

Jäger but le schnaps d’un trait et reposa son verre avec un claquement. Comme à son habitude, Müller en sirota une gorgée avant de reposer elle aussi son verre presque plein.

— Je crois que vous n’avez pas été tout à fait sincère avec nous, n’est-ce pas, Karin ? dit Jäger en soutenant son regard.

— À quel propos, camarade lieutenant-colonel ?

Les pensées se bousculaient dans sa tête. De quoi parlait-il ? Comme toutes les analyses de Schmidt avaient été conduites en présence de Hasenkamp, le technicien scientifique de la Stasi, il n’était pas question de cacher quoi que ce soit à Jäger.

— À propos de Gottfried, Karin. Votre mari, Gottfried.

En entendant son nom, le courage de Müller s’envola. Elle inspira un grand coup et s’efforça de se reprendre. Tais-toi, ne révèle rien.

— Que voulez-vous dire ? répondit-elle avec un regard impassible.

— Savez-vous où il se trouve ?

— C’est le week-end, dit-elle, indifférente. Il a dû rendre visite à ses parents ou aller boire un verre avec ses copains pour parler football.

— Pas de petits jeux avec moi, Karin. Je vous ai confié une enquête importante. Nous savons tous les deux que je pourrais vous la retirer d’un claquement de doigts, dit-il en joignant le geste à la parole.

— Désolée, camarade lieutenant-colonel.

Jäger sortit de sa mallette une photo en noir et blanc qu’il tendit à Müller. Elle montrait Gottfried franchissant la porte d’une église, selon toutes apparences.

— Savez-vous où se trouve cet endroit ?

Même s’il lui rappelait quelque chose, Müller répondit par la négative.

— Et si je vous disais qu’il s’agit de l’église de Gethsémani, à Prenzlauer Berg ?

L’église de Gethsémani, là où Gottfried assistait à ses réunions. La police et la Stasi savaient que des membres de l’opposition faisaient partie des fidèles. Karin avait essayé de dissuader son mari d’assister aux réunions, mais il avait refusé de lui obéir.

Sortant d’autres photos de sa mallette, Jäger lui tendit la suivante : elle montrait Gottfried dans l’église, cette fois, et en grande conversation avec le pasteur Günther Grosinski, dont Müller savait qu’il faisait déjà l’objet d’une surveillance car soupçonné de comploter contre l’État.

Une autre photo – cette fois d’elle avec Tilsner. Dans le lit conjugal de l’adjoint. Merde ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Bon sang ! A priori, Tilsner et Karin étaient surveillés par une caméra espion dans son propre appartement familial, avec l’aimable autorisation de la Stasi et l’aval de Jäger. Ces photos pouvaient anéantir leurs carrières et leurs mariages respectifs. Si la Stasi l’espionnait aussi, Werner ne devait donc pas être un informateur comme elle le soupçonnait.

Bien que sous le choc, Müller savait ce qui l’attendait, et c’est d’une main tremblante qu’elle prit le dernier cliché. Et voilà la preuve : Werner et Karin s’embrassaient à pleine bouche, se pelotaient, Tilsner s’efforçant de s’immiscer sous la jupe de la Vopo. Müller laissa tomber la photo. Elle serra les poings, enfonçant ses ongles dans ses paumes, à deux doigts de s’automutiler pour éviter de sécher les larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle regarda Jäger, l’implorant en silence.

— Comme vous semblez vous en être rendu compte, votre mariage est un échec, Karin, dit-il en désignant le dernier cliché.

Du doigt, il montra ensuite la photo de Gottfried avec le pasteur.

— Le plus important, malgré tout, c’est que nous ne pouvons tolérer que nos meilleurs enquêteurs fréquentent des ennemis de l’État. Tout cela m’a mis dans une position très délicate. Votre mari fait l’objet d’une enquête, et vous ne pouvez pas le voir pour l’instant. Je n’en ai pas pris l’initiative, mais je dois bien admettre que de tels agissements sont intolérables.

— Pouvez-vous au moins me dire où il est ? demanda Müller d’une voix faible, découragée.

— Non, Karin. Pas pour le moment. De toute façon, vous quittez Berlin, dit-il en tendant à Müller une enveloppe kraft. Des billets de train. Départ pour Bergen auf Rügen prévu tôt demain matin. Même si les preuves mises au jour par Schmidt et Hasenkamp sont loin d’être concluantes, vos collègues et vous devez tout de même suivre cette piste au cas où elle nous permettrait d’avancer dans l’identification de la victime. L’antenne du ministère sur place nous a également transmis par téléscripteur certaines informations qui pourraient être liées : la police populaire leur a fait suivre une plainte concernant une adolescente. Ce n’est pas grand-chose, mais ajouté aux preuves qu’ont trouvées Schmidt et Hasenkamp… eh bien, je crois que cela mérite un déplacement. Et puis, dans l’état actuel des choses, vous auriez peut-être intérêt à quitter Berlin, surtout après l’histoire de la nuit dernière avec la Mercedes.

Jäger marqua une pause pour remplir leurs verres. Il semblait comme toujours très bien renseigné, cette fois sur les détails de leur voyage à Berlin-Ouest.

— Je suis navrée, camarade lieutenant-colonel. Avez-vous une idée de ce qui s’est passé ?

— Pas de manière officielle, mais je peux le deviner. Vous n’y êtes pour rien. Je vous avais pourtant prévenue : cette affaire risquait d’être compliquée, comme le prouvent les incidents survenus à Berlin-Ouest. Certaines personnes aimeraient voir cette enquête s’arrêter, que l’on s’en tienne à la thèse officielle au sujet de la mort de l’adolescente. Je suis sûr que certains préféreraient que la victime ne soit jamais identifiée. Quant à moi, je suis déterminé à ce qu’elle le soit, affirma-t-il en soutenant le regard de Müller. Vous aussi, j’espère. Cependant, une enquêtrice de la police populaire dont le mari complote contre l’État ne fera qu’apporter de l’eau au moulin de ceux qui veulent classer l’affaire. Voilà pourquoi vous passerez quelques jours à Rügen. Pendant ce temps, le colonel Reiniger et moi gérerons l’enquête à Berlin.

— Pourrais-je au moins parler à Gottfried avant de partir ? Lui écrire ? Quelque chose, n’importe quoi. Il n’est pas méchant. C’est une simple erreur, j’en suis sûre.

Jäger secoua la tête, l’air solennel. Il n’a plus rien du présentateur de journal télévisé, songea Müller.

— Non, Karin. Pas d’entrevue avec votre mari avant votre départ. J’ai besoin que vous restiez sur cette affaire, ce qui est incompatible avec la fréquentation d’un ennemi de l’État, surtout si vous formez un couple. En route pour Rügen, vous aurez tout le temps de réfléchir à votre avenir. Voulez-vous rester dans la police criminelle, rester sur cette affaire et peut-être, dans quelques années, être promue ? Ou voulez-vous rester avec votre criminel de mari et être renvoyée des services de police ?

Müller dévisagea l’officier de la Stasi. Elle l’avait trouvé tellement agréable sous son autre visage au cimetière, au Kulturpark, à la fontaine des contes de fées. Elle avait failli lui faire confiance. Quelle erreur ! Elle avait envie de l’empoigner, de déchirer ses vêtements, de lui griffer le visage. Elle se contenta pourtant de ranger l’enveloppe contenant les billets de train dans son sac à main.

— Vous feriez mieux de rentrer dormir un peu. Le train part à sept heures. Tilsner et Schmidt vous retrouveront à la gare.

Müller s’éclaircit la voix.

— Tilsner est-il au courant de tout ça, camarade lieutenant-colonel ?

Fuyant le regard de Jäger, le lieutenant fixait ses mains, ses articulations livides à force de serrer l’anse de son sac.

— De l’enquête dont Gottfried fait l’objet ? Non, Karin, pourquoi le serait-il ?

— Je vous serais très reconnaissante de ne rien lui dire, camarade lieutenant-colonel.

— Bien sûr. Mais que cela vous serve d’avertissement. À ce stade, je n’ai pas l’intention de prendre de mesures disciplinaires concernant votre aventure extraconjugale avec l’un de vos subordonnés ; cependant, et j’insiste sur ce fait : estimez-vous heureuse que j’aie décidé d’être indulgent.

Müller bouillait de rage. Elle essuya la sueur qui perlait sur son front.

— Je vous assure qu’il ne s’est rien passé. C’était une erreur qui ne se reproduira plus, camarade lieutenant-colonel.

Jäger fit la moue en hochant la tête.

— Tant que les choses sont claires entre nous…