Le matin et la lumière naturelle soulagèrent enfin Gottfried Müller, aveuglé par l’éclairage électrique qui brillait par le trou dans le mur de la cellule au-dessus de la porte et qui n’avait cessé de clignoter avec frénésie toute la nuit. La porte de la cellule s’ouvrit juste le temps que l’on jette une bassine métallique à l’intérieur et que l’on fasse glisser un tuyau d’arrosage par le guichet ; Gottfried récupéra l’eau dans la bassine et savoura la fraîcheur de sa première toilette en vingt-quatre heures.
Les nuits succédaient aux jours sans que personne lui parle, lui dise ce qu’on lui reprochait ni même où il était. Il pensa à Karin, se demanda ce qu’elle savait. Avait-elle été arrêtée aussi ? Avait-on prévenu l’école ? Qui le remplacerait en classe ?
Le troisième jour, la routine changea. Le soir, sans explication, il n’eut pas droit au pain rassis tartiné de margarine en guise de repas.
La nuit. Des clignotements, espacés de quelques secondes. Tenaillé par la faim, Gottfried tenta de s’endormir. Il finit par s’assoupir entre les éclairs de lumière, à peine quelques secondes d’affilée, lui sembla-t-il. Le bruit des clés dans la serrure le réveilla. Un garde le tira du lit sans ménagement et menotta un de ses poignets à celui de Gottfried. Le métal lui entama la peau. Le garde aurait aussi bien pu être sourd-muet vu sa façon d’ignorer les questions de son prisonnier tandis qu’ils longeaient un dédale de couloirs, montaient et descendaient des escaliers jalonnés de lumières rouges. Comme ils ne croisèrent personne, Gottfried conclut qu’elles permettaient d’indiquer qu’un prisonnier – lui, en l’occurrence – traversait un couloir. Le garde le fit enfin entrer dans une pièce où un officier en civil était assis derrière un bureau sur lequel trônaient un téléphone et une machine à écrire. Le garde ôta sa menotte, qu’il passa au poignet libre de Gottfried. Il sortit en verrouillant la porte derrière lui au moment où l’officier en civil faisait signe au prisonnier de s’asseoir sur un tabouret.
— Asseyez-vous, monsieur Müller.
Presque heureux d’entendre prononcer son nom, Gottfried obéit.
L’officier quitta des yeux les papiers posés sur son bureau et rechaussa ses lunettes.
— Je suis le commandant Hunsberger. Comme vous devez l’avoir deviné, je travaille pour le ministère de la Sécurité d’État.
Gottfried dévisagea Hunsberger. Il avait tant de questions à lui poser. De quoi l’accusait-on ? Que faisait-il ici ? Il eut beau essayer de parler, rien ne lui vint.
— Comment va votre femme, Karin ? demanda l’officier.
Gottfried fut déconcerté. L’éventail des questions possibles était large, pourquoi l’interroger sur sa femme ?
— Je… je… je ne l’ai pas vue depuis plusieurs jours, balbutia-t-il à grand-peine.
— Bien sûr, je peux le comprendre. Vous étiez enfermé ici, après tout. Mais avant ça, comment la trouviez-vous ? Quelles étaient vos relations ? Est-il difficile de satisfaire une femme plus jeune ?
Gottfried fronça les sourcils : où voulait en venir ce type ?
— Je ne comprends pas. Pourquoi me poser des questions sur ma femme ? Pouvez-vous juste me dire ce que je fais ici, me trouver un avocat et me libérer ? dit-il en martelant la table pour souligner ses propos, faisant tinter le téléphone.
Il regretta tout de suite cet accès de mauvaise humeur. Il fallait garder son sang-froid. Inutile d’agacer Hunsberger.
L’officier se leva, s’approcha de la fenêtre avant de se tourner vers Gottfried, qu’il fixa droit dans les yeux.
— Monsieur Müller, vous allez vite comprendre qu’ici, c’est nous qui posons les questions. Pas vous.
— Mais…
— Laissez-moi finir, s’il vous plaît, monsieur Müller. C’est dans votre intérêt, je vous assure. Vous vous trouvez dans une maison d’arrêt du ministère de la Sécurité d’État. Estimez-vous heureux que nous ayons jugé bon de vous interroger moins d’une semaine après votre arrivée. C’est en grande partie dû au fait que votre femme est inspectrice en chef de la police criminelle…
— Oui, je sais déjà tout ça, mais…
— Monsieur Müller ! s’emporta Hunsberger, faisant tressaillir Gottfried. Asseyez-vous sur le tabouret. Tout de suite. Nous avons le pouvoir de vous garder en détention provisoire tout le temps que nous le souhaitons, et, à moins que vous ne coopériez, vous serez renvoyé en cellule et il se passera peut-être des semaines… des mois… avant que nous ne daignions vous réinterroger. Certains sont là depuis des années. Me suis-je bien fait comprendre ?
Les épaules de Gottfried s’affaissèrent. Il avait au moins besoin de savoir ce qui se passait.
— Je vous interrogeais sur votre femme, la camarade Karin Müller. Comment la trouviez-vous ces derniers temps ? Comment vous entendiez-vous ?
— Nous avons des hauts et des bas, comme tous les couples mariés, répondit Gottfried, déconcerté. Elle a été très occupée ces derniers temps à cause d’une enquête criminelle… C’est une affaire importante pour elle.
— Très occupée, oui… Voulez-vous voir une photo récente de votre femme ?
Gottfried acquiesça avec précaution, et Hunsberger lui tendit un cliché en noir et blanc montrant Karin allongée avec son adjoint, Werner Tilsner, dans un lit inconnu.
— Elle a vraiment l’air occupée, non ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Elle ne ferait…
— Elle a l’air encore plus occupée sur celle-là, vous ne trouvez pas ? dit Hunsberger en lui tendant une autre photo. Bien sûr, on ne voit pas bien l’expression de son visage, mais ses lèvres ont l’air… occupées.
Gottfried fixa la photo, bouche bée. Karin et Tilsner se pelotaient, lèvres unies dans ce qui ne devait pas être un simple baiser fraternel. Gottfried laissa tomber la photo par terre.
— Elle embrasse bien ? demanda Hunsberger avec un sourire narquois.
Exaspéré par les moqueries de l’officier de la Stasi, Gottfried se leva et tenta de le frapper de ses mains menottées que Hunsberger agrippa et serra d’une poigne de fer. Gottfried grimaça de douleur.
— Je vous le déconseille, monsieur Müller. Vous le regretteriez, croyez-moi. Pourquoi ne pas vous asseoir là ? dit-il en indiquant un fauteuil dans lequel Müller s’affala.
Saisissant son téléphone, l’officier de la Stasi donna quelques ordres rapides avant de raccrocher.
— Vous n’avez encore rien mangé aujourd’hui, monsieur Müller, n’est-ce pas ? Je viens de vous commander quelque chose. Vous aurez le choix. Certains de vos plats préférés. Cela vous changera des petits pains à la margarine, non ?
L’air moqueur, l’officier se balançait en arrière sur sa chaise, bras croisés sur la poitrine. Gottfried garda le silence. La question n’appelait aucune réponse.
Quelques instants plus tard, un garde frappa à la porte puis posa deux assiettes devant Hunsberger. Dans celle de gauche, contrairement à la promesse de l’officier de la Stasi, Gottfried vit des petits pains, de la margarine et de la confiture. Dans celle de droite, des beignets aux pommes, dessert préféré de Gottfried et spécialité de Karin, accompagnés de crème à la vanille et de framboises. Une fantaisie qu’ils ne pouvaient se procurer qu’en de rares occasions chaque année, quand les framboises faisaient une apparition éphémère dans les magasins. Gottfried en avait l’eau à la bouche. Il déglutit, sachant que Hunsberger avait vu son regard se poser sur l’assiette de droite.
— Exactement comme les prépare Karin, murmura l’officier de la Stasi, qui lisait dans les pensées de Müller. Il va d’abord falloir répondre à quelques questions avant que je vous explique le choix que vous aurez à faire. Regardez ça ! ordonna Hunsberger qui, en une seconde, était passé d’une courtoisie mielleuse à une impitoyable efficacité.
Il tendit à Müller une autre photo qui, encore une fois, semblait avoir été prise par une caméra de surveillance ; Gottfried reconnut tout de suite l’infirmerie de la maison de correction de Prora Ost, un endroit qu’il aurait été heureux de ne jamais revoir. On l’y voyait debout près du lit d’Irma, même si la jeune fille était floutée. Il savait ce qui l’attendait maintenant : une photo prise quelques secondes plus tard où on le verrait donner à Irma un baiser sur le front. Mais il se trompait.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? hurla-t-il en laissant tomber la photo sur la table.
Gottfried eut un mouvement de recul : on le voyait embrasser une jeune fille sur la bouche tout en lui tripotant la poitrine. Il ne s’agissait pas d’Irma mais de Beate Ewert.
— Je vous le demande, citoyen Müller.
Se levant d’un bond, Gottfried s’empara du cliché qu’il déchira en deux.
— C’est un faux ! Un faux ! J’ai donné à une fille un baiser sur le front. C’était Irma Behrendt, dont je venais de contribuer à sauver la vie. Mais cette horreur… hurla-t-il en jetant la photo déchirée en l’air, a été truquée pour me montrer avec une autre jeune fille. Je n’ai agressé personne, je suis formel.
— Les preuves disent le contraire, monsieur Müller. Preuves que vous venez de détruire, dit-il en se penchant pour ramasser les morceaux de la photo qu’il se mit à reconstituer comme un puzzle jusqu’à ce que l’image de Beate réapparaisse. Comme vous pouvez le constater, elles sont faciles à reconstituer. De toute façon, nous possédons des copies.
Hunsberger n’en avait pas terminé. Il sortit une autre série de photos d’un dossier.
— Même si ce qui s’est passé à la maison de correction est très grave, ça ne l’est pas autant que ça.
Avec un grand geste du bras, il tendit la photo suivante à Gottfried : elle le montrait sur le point d’entrer dans l’église de Gethsémani.
— Vous savez où c’est, n’est-ce pas ?
Gottfried refusa de répondre même si, en effet, il le savait. Et il croyait aussi savoir d’où la photo avait été prise et par qui. Ce salaud de Tilsner. L’enfoiré l’espionnait donc vraiment. Évitant de regarder Hunsberger ou la photo, Gottfried fixait ses mains posées sur ses genoux et les bouts de ses doigts qui tremblaient. Le cliché suivant le montrait en compagnie du pasteur Grosinski.
— Vous fréquentez cet homme, bien qu’il soit soupçonné de comploter contre l’État et qu’il fasse l’objet d’une surveillance, observa Hunsberger en sortant du dossier deux autres documents d’aspect officiel. Pouvez-vous lire ceci, s’il vous plaît ?
L’article 96 de la constitution de la RDA, surligné au marqueur rouge, dont Hunsberger lut à haute voix sa propre copie.
— Voici le passage pertinent, monsieur Müller, précisa-t-il en se penchant pour le pointer du doigt sur l’exemplaire de Gottfried : « Toute personne reconnue coupable de tentative de déstabilisation de l’ordre politique ou social de la RDA peut, dans certains cas graves, se voir condamnée à mort. »
— Quoi ? protesta Gottfried. C’était un simple rendez-vous avec un prêtre !
— Qui vous croira, vous le pervers qui agressez des collégiennes souffrantes et alitées ?
— Je n’ai pas…
— Silence ! s’écria Hunsberger en déplaçant l’assiette remplie de beignets au centre du bureau. Mieux vaudrait commencer à nous dire la vérité, monsieur Müller, ou cela deviendra dangereux pour vous et votre femme. Nous interrogerons les personnes compétentes, bien sûr, mais vous m’avez l’air coupable, et nous trouverons les preuves qui l’attestent. Dans les cas les plus graves, les criminels sont punis de la peine capitale.
Hunsberger tourna l’assiette de sorte que les framboises se trouvent juste sous le nez de Gottfried ; au lieu d’en avoir l’eau à la bouche, ce dernier sentit la bile lui remonter dans la gorge.
— Regardez bien cette assiette pleine de nourriture, monsieur Müller. Avant son exécution, le condamné à la peine de mort a droit à un dernier repas.
Un éclair. L’entrée de l’église de Gethsémani. Un éclair. Grosinski et lui en grande conversation. Un éclair. La photo de Karin et Tilsner bouche contre bouche. Un éclair. Lui embrassant Beate, une main sur son sein. Un éclair. Les framboises rouge sang, la crème à la vanille et les rondelles de pommes enrobées de pâte à beignets.
Gottfried tira la couverture sur sa tête, se tourna sur le côté, tenta de se cacher de la lumière clignotante et des images qui l’obsédaient. Depuis qu’il avait quitté Hunsberger et regagné sa cellule, accablé, le supplice avait recommencé. Soudain, le cliquetis des clés, le fracas métallique de la porte.
La garde au visage bouffi était de retour.
— Ne touchez pas la couverture. Visage découvert. Et couchez-vous sur le dos !
Mêmes ordres. Les nuits succédaient aux jours et les jours aux nuits. Combien de temps encore avant qu’on ne lui apporte la dernière assiette de beignets aux pommes de sa vie ? Il pensa à Karin. Il ne la condamnait pas d’avoir été tentée par Tilsner. Elle s’était fourvoyée, c’était tout ; quant à lui, il avait été assez bête pour risquer de lui attirer des ennuis, de détruire sa carrière. Si seulement il pouvait lui parler ; elle pourrait tirer tout ça au clair et le sortir de cet enfer, il en était sûr.