CHAPITRE 3

Deuxième jour.
Schönhauser Allee, Berlin-Est.

Müller dormit d’autant mieux dans son propre lit que les cauchemars qu’elle s’attendait à faire – mettant en scène le visage mutilé de l’adolescente du cimetière – ne se matérialisèrent jamais. Quand elle s’éveilla, toutefois, elle fut d’abord déroutée de se trouver seule. À son retour tardif la veille au soir, elle n’avait pas été surprise que Gottfried ne l’attende pas avec un dîner tout prêt et qu’il ne partage pas son lit cette nuit-là.

Une porte claqua. Karin sentit la présence de son mari dans le salon. Puis elle l’entendit s’affairer dans la cuisine, un vacarme de casseroles et de vaisselle qui lui rappela le raffut de Tilsner la veille. Dans le cas de Gottfried cependant, derrière chaque coup, chaque cliquetis, on sentait de la colère – un percussionniste qui jouait crescendo jusqu’au point d’orgue d’un morceau de musique sombre.

Müller cacha sa tête sous les couvertures. Si Gottfried entrait dans la chambre, elle ferait semblant de dormir dans l’espoir de repousser leur confrontation jusqu’à ce qu’il soit de meilleure humeur. Elle se tourna sur le côté en serrant les draps et les couvertures sur ses oreilles. C’est alors que le fracas d’un bol ou d’une tasse se brisant par terre la convainquit qu’elle ne pouvait plus attendre.

Karin se leva et enfila ses chaussons assortis à sa robe de chambre. Ses orteils goûtèrent le confort du coton mauve, l’un de ses rares accessoires de luxe achetés à l’Intershop. Passant les doigts dans ses cheveux en guise de peigne, elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de la salle de séjour en traînant les pieds sur le parquet, trop lasse pour marcher. Appuyée au chambranle de la porte de la petite cuisine, elle regarda son mari s’affairer à ramasser la vaisselle cassée à l’aide d’une pelle et d’une balayette.

— Désolée pour jeudi soir, s’excusa Karin. Un meurtre horrible.

La nouvelle édition du Neues Deutschland que Gottfried avait rapportée en rentrant était posée sur le comptoir.

— Tu as dû le lire dans le journal.

Gottfried ne répondit pas et l’ignora tout en jetant le contenu de la pelle à la poubelle ; puis il se remit à faire le café, abattant la casserole sur la gazinière.

— Ça a pris plus longtemps que prévu, ajouta Karin.

Gottfried se tourna vers elle en croisant les bras sur son pull rayé miel et marron. Celui que ses parents lui avaient offert à Noël. Celui qu’elle détestait parce qu’il le vieillissait tant. Celui qu’il détestait aussi, autrefois. À l’époque, ils s’étaient moqués du cadeau en cachette parce qu’ils le trouvaient affreux : ses parents âgés n’avaient aucun goût en matière de mode, ça crevait les yeux. En l’arborant aujourd’hui, Gottfried adressait à Karin un message : celui d’une rébellion intime.

— Tu étais avec lui, c’est ça ?

— Lui ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

Face à son mutisme, elle se surprit à bafouiller :

— Il était si tard, j’ai dû passer la nuit au bureau. Je ne voulais pas te déranger en rentrant au milieu de la nuit.

Il avança vers elle, les joues rouges et marbrées.

— Je n’y crois pas un instant.

Ses lunettes à monture métallique avaient glissé tout en bas de son nez.

— J’ai remarqué de quelle façon il te lorgne.

— Ce n’est pas ce que tu crois, protesta Müller en tendant la main vers l’épaule de Gottfried. Et je m’excuse, j’aurais dû téléphoner. Tu m’as manqué hier soir.

Gottfried la repoussa.

— Tu sais très bien de quoi je parle. Tu es séduisante. Tilsner n’arrête pas de te reluquer. Je parie que tu as fini par sauter le pas. C’était bien ?

— Ce n’est pas…

— Pas quoi ? Inutile de mentir, Karin. Il se passe quelque chose, c’est évident. Quand est-ce que tu te l’es tapé pour la première fois ? Quand j’étais à Rügen ?

Karin soupira. Il était vain de protester. Gottfried était l’archétype du prof, toujours persuadé d’avoir raison. Pire : il était prof de maths et vivait dans un monde manichéen, où tout était blanc ou noir. Müller fit volte-face et se traîna jusqu’à la salle de bains, claqua puis verrouilla la porte avant d’ouvrir le robinet d’eau froide. Mains en coupe sous le jet d’eau glacée, elle s’aspergea le visage sans trop savoir si elle se lavait, cherchait à se réveiller ou tentait de se débarrasser de sa rougeur coupable. Elle accrocha sa robe de chambre à la porte et s’affala sur le siège des toilettes, tête entre les mains. Quand les choses avaient-elles dérapé avec Gottfried ? Elle se souvint du frisson d’excitation ressenti le jour de leur rencontre, quand ils avaient participé à une fête d’anniversaire familiale pour la jeune nièce de Gottfried. Fraîche émoulue de l’école de police, Müller s’efforçait d’oublier tout ce qui s’y était passé ; Gottfried venait d’obtenir son diplôme de professeur. Ils avaient participé avec enthousiasme, se faisant manger des marshmallows enrobés de chocolat jusqu’à ce que, à la grande gêne de Müller et à la grande joie des enfants présents, le jeu ne se transforme en véritable baiser.

C’était vrai : elle était de plus en plus attirée par Tilsner en dépit du fait qu’il se souciait de son propre mariage comme d’une guigne et que, au travail, il faisait souvent preuve d’arrogance et d’insolence. Pendant le séjour de Gottfried à Rügen – banni pour n’avoir pas su instiller assez de fanatisme partisan à ses élèves berlinois, il avait dû enseigner quelque temps dans une maison de correction –, Karin s’était sentie seule. Attirée par le visage taillé à la serpe, mal rasé, et le corps musclé de Tilsner. Et maintenant que Gottfried était de retour, les choses ne s’arrangeaient pas. Les quelques mois à Rügen l’avaient vieilli, transformant l’éternel étudiant dont elle était tombée amoureuse en une mauvaise imitation de vieux professeur acariâtre. Et pour couronner le tout, il s’était mis à fréquenter ces infernales réunions paroissiales. C’était juste…

Gottfried martela la porte de coups de poing.

— Combien de temps vas-tu rester là-dedans ?

— Je viens d’entrer sous la douche – peut-être dix minutes de plus ? hurla-t-elle pour couvrir le sifflement du jet. Il faudrait qu’on discute ensuite.

— Je n’en ai pas envie. Je sors.

— Attends un peu…

Müller ferma les robinets, enfila à la hâte sa robe de chambre et se précipita hors de la salle de bains juste à temps pour voir Gottfried claquer la porte de l’appartement. Elle courut la rouvrir.

— Ne pars pas, Gottfried ! hurla-t-elle dans la cage d’escalier. Il faut qu’on parle !

Il continua à descendre jusqu’à ce que la porte d’entrée de l’immeuble claque à son tour et que des vibrations se répercutent le long de la rambarde de l’escalier que Karin agrippait.

Un verrou cliqueta d’un côté du palier. Müller se retourna. Le visage de Mme Ostermann apparut dans l’entrebâillement.

— Tout va bien, madame Müller ?

Karin referma sa robe de chambre et, en soupirant, lança un faible sourire à sa voisine.

— Oui, oui, madame Ostermann. Ne vous inquiétez pas.

La femme referma sa porte avec une moue perplexe.

Müller retrouva le refuge de son appartement et se dirigea vers les fenêtres du salon pour essayer de repérer Gottfried dans la rue. À défaut de son mari, qui avait déjà disparu, elle repéra de l’autre côté de la rue une camionnette Barkas blanche à l’enseigne de la boulangerie Schäfer, une petite boutique artisanale près d’Alexanderplatz. Müller déglutit. Après avoir pris sa douche, elle sortirait acheter quelques petits pains frais. La camionnette en vendait peut-être ? Voilà qui la rassasierait tout en lui faisant oublier sa dispute avec Gottfried.

 

Une demi-heure plus tard, Müller marchait dans Schönhauser Allee, mais la camionnette de la boulangerie ne semblait pas vendre quoi que ce soit. Elle partit d’un bon pas en espérant que les deux ou trois kilomètres jusqu’au bureau la revigoreraient, dépassant des familles qui flânaient dans l’air hivernal. Une fillette d’environ dix ans la heurta soudain en voulant éviter la boule de neige que lui envoyait son frère. Müller sourit, mais elle ressentit une violente pointe de culpabilité et de désespoir. Des enfants et leurs parents qui jouaient à la famille heureuse, comme les Tilsner sur cette photo au camping. Quelque chose que Gottfried et elle n’auraient jamais l’occasion de faire.