CHAPITRE 33

Huit mois plus tôt (juin 1974).
En mer.

La joie éprouvée en sentant la houle du port laisse bientôt place à la terreur. En réalité, je suis prisonnière de ce qui n’est qu’un cercueil de fortune, tout comme Beate et Mathias je suppose. Il ne sert à rien de paniquer. Le problème, c’est que Beate est plus fragile, et même si j’espère qu’elle se trouve à bord comme moi, il m’est impossible de communiquer avec elle.

Après que le bruit des machines a résonné une heure ou deux – a priori pendant qu’on chargeait la soute –, les bruits de fond et le mouvement ne sont plus les mêmes. Un murmure bas s’élève et le carton se met à vibrer. Le lent balancement se mue en roulis violent. Penser que nous devons être en pleine mer est mon seul réconfort. J’ai l’impression que les panneaux de particules qui m’entourent vont se briser d’un instant à l’autre sous la violence du roulis. Les trous percés dans le carton à l’aide du stylo ne laissent passer que très peu d’air. Je ne sens que ma transpiration et l’odeur âcre et suave de l’urine car je me suis soulagée. Beate et moi avons eu beau nous contenter du strict minimum de nourriture et de liquide pendant les jours précédant notre fuite, impossible d’arrêter net les fonctions corporelles. Beate et Mathias ont leur cola et leur barre chocolatée de contrebande, au moins ; moi, en revanche, je n’ai rien à manger ni à boire.

À chaque vague qui se brise contre la coque, chaque fois que le cargo plonge dans un creux, la nausée me submerge. La salive me remplit la bouche. Je parviens à contenir mon premier haut-le-cœur mais la bile jaillit soudain entre mes lèvres. Je m’escrime pour la recracher, pour respirer. J’étouffe. La nausée finit par se calmer mais la puanteur n’a fait qu’empirer.

Je n’ose pas m’évader de ma tombe de carton, pas avant d’avoir atteint le port de l’autre côté de la Baltique et pas avant que la houle ne s’apaise. Au fil des heures, cette possibilité s’amenuise. Rien ne me garantit que nous faisons bien route vers la Suède ou vers l’Ouest. Et si ce navire avait mis le cap vers l’Union soviétique ? Je suis persuadée de mourir de soif, asphyxiée ou en m’étouffant avec mon vomi bien avant d’être arrivée à destination. Je regrette d’avoir remarqué les indices dans le livre de M. Müller.

À un moment donné, le temps change, la mer s’apaise. Le cargo oscille en douceur, à peine un peu plus fort qu’au port. L’obscurité régnant dans le carton décuple ma sensibilité. Le moindre bruit, le moindre craquement du bateau est amplifié et danse dans ma tête. Mes poils détectent le moindre mouvement.

J’essaie de lutter contre le sommeil qui vient par intermittence parce que ce moment entre veille et sommeil me terrorise. Je ne sais ni où je suis ni ce qui se passe. L’incertitude m’accable.

Je me suis trompée dans mes calculs. Je n’ai ni montre ni réveil, mais ce voyage n’était censé durer que quelques heures. J’avais réussi à me procurer l’information à la bibliothèque de la maison de correction. Nous sommes déjà en mer depuis plus d’une journée. Impossible que mon esprit me joue tant de tours.

Soudain, l’oscillation du bateau se calme tout à fait. Le mouvement devient à peine perceptible, masqué par les vibrations et le vrombissement du moteur. Nous avons enfin dû atteindre la Suède. L’espoir m’envahit de nouveau. Nous y sommes arrivés !

Je pousse les rabats du carton au-dessus de ma tête et j’entends le ruban adhésif se déchirer. J’aperçois une faible lueur. J’ai envie de m’extirper de ma cachette avant que l’on décharge le bateau au cas où nous ne serions pas en Suède, ni même à l’Ouest. Je m’arc-boute contre les planches en panneaux de particules qui soutiennent les parois du carton et rampe petit à petit. Je passe la tête, les épaules. Coup de chance, ma palette est au bout d’une rangée, et ma tête du côté d’une allée. J’ai du mal à imaginer ce qui serait arrivé si j’avais été coincée au milieu de la pile de cartons. Encore une faille idiote de mon plan dont Beate et Mathias sont peut-être les victimes ! Prisonniers, étouffés et affamés, tout ça à cause de moi.

Je pousse encore et allonge les bras jusqu’à m’agripper aux rebords du carton. J’essaie de tendre le cou pour vérifier à quel niveau de la pile je me trouve. Nouveau coup de chance : je suis dans l’avant-dernier en partant du bas. Me trémoussant de plus belle, je tends la main vers le sol métallique de la soute pour m’y appuyer tout en m’extirpant de ma boîte. Un coup sourd. Je me cogne la tête en heurtant le sol. Mais je suis libre.

Je tente de me lever. J’ai les jambes en coton et je dois m’agripper aux parois des cartons. Quelle infection ! Je n’ai envie de penser ni à l’odeur ni à mes vêtements humides.

J’entends une voix, à peine plus forte qu’un murmure, qui appelle Beate. C’est Mathias. Il se faufile entre les palettes dans ma direction. J’ai envie de crier de joie, de le serrer dans mes bras, mais il me repousse.

— Je suis inquiet, dit-il. Je ne trouve pas Beate. Je ne suis même pas sûr qu’elle soit là.

— Elle doit l’être puisque nous sommes là tous les deux. Pourquoi son carton ne serait-il pas avec les autres ?

— Tu as raison. Revérifions.

Nous nous séparons pour inspecter les paquets. Les rangées se succèdent à l’infini. Je réalise quelle chance nous avons eue. La soute renferme l’équivalent de plusieurs journées de travail à l’atelier. Tout cela est sans doute stocké dans la cour ou le port de Sassnitz avant d’être expédié. Alors que nous aurions pu attendre dans un entrepôt en mourant de faim petit à petit, nos cartons ont été chargés en l’espace de quelques heures, moins d’un jour après leur sortie de l’atelier. Et si celui de Beate ne l’avait pas été ?

J’entame une autre rangée en chuchotant son nom, en vain. Je n’ose pas lever la voix de peur d’alerter l’équipage et au cas où nous n’aurions pas quitté l’Est. Je remarque que les moteurs tournent encore. Le bateau oscille de façon presque imperceptible. Pour une raison que j’ignore, nous ne sommes pas à l’arrêt.

— Beate, Beate, dis-je en longeant une nouvelle rangée de cartons.

J’entends quelque chose au sommet d’une pile, quelqu’un répond dans un sanglot.

— Irma, Irma.

— Beate, dis-je aussi fort que je l’ose, ne t’en fais pas. On va te sortir de là en un rien de temps. Reste calme.

Je cours jusqu’au bout de la rangée pour tenter d’apercevoir Mathias. Je siffle et lui fais signe pour attirer son attention. Il finit par me voir et s’approche en courant. Quand il me souffle au visage, son haleine est aussi fétide que la mienne.

— Là-haut, dis-je en désignant le sommet de la pile de cartons. Tout là-haut, je crois, d’après ce que j’ai entendu.

Mobilisant une énergie dont je me sais dépourvue, il escalade la paroi de cartons avec l’agilité d’un singe. Il y en a une vingtaine, entassés en couches perpendiculaires pour renforcer la pile. Je vois Mathias tâtonner sur ceux du haut, essayer de les pousser de côté.

— Elle est là-dessous… sous deux ou trois cartons, me dit-il. Je n’arrive pas à les soulever tout seul. Il va falloir que tu montes m’aider.

J’entrepends de suivre le même chemin, étonnée par ma propre force, motivée à l’idée de sauver mon amie.

— Dépêche-toi, chuchote-t-il en tendant le bras pour m’aider à grimper le dernier mètre. Elle a l’air très faible.

Nous nous accroupissons au sommet de la pile. Mathias compte jusqu’à trois, et nous déplaçons le carton supérieur. La voix de Beate est plus forte, et nous réalisons qu’elle est enfermée dans le suivant, le deuxième en partant du haut. Mathias en déchire l’extrémité et jette les éléments du meuble par terre. Au bout d’une attente éprouvante, la tête de Beate apparaît. Impossible pour elle de sortir sans tomber. Elle a passé le voyage couchée sur le ventre alors que j’étais couchée sur le dos.

— Ne bouge pas ! crie Mathias. N’essaie pas d’aller plus loin, tu tomberais.

Se décalant un peu, il se met à déchirer le carton qui recouvre Beate. À nous deux, nous soulevons la tête de lit et, peu à peu, Beate s’extirpe de sa prison. Elle s’effondre dans les bras de Mathias, épuisée. Il l’embrasse, la cajole, lui dit qu’il l’aime, et une violente pointe de jalousie me transperce. Beate est mon amie, c’était mon plan, pourtant il se comporte comme s’il était son sauveur. Lui qui n’a vu aucun inconvénient à piquer la place qui me revenait de droit. Je commence à le haïr.

 

Une fois que nous l’avons aidée à descendre, elle me serre dans ses bras et me félicite. C’est bizarre, mais je me sens un peu mieux en constatant que Beate empeste autant que moi, qu’elle a l’air dans un état épouvantable.

— Oh, Irma, comment te remercier ? C’était horrible, là-dedans ! J’ai cru que nous n’en sortirions jamais vivants.

— Désolée de t’avoir infligé ça, dis-je en caressant ses cheveux couverts de vomi.

— Non, non, ne t’excuse pas. Tu as ma reconnaissance éternelle, Irma, vraiment. Tu n’as pas idée de ce qu’ils m’ont fait subir dans cet endroit. Mieux vaut que tu ne saches rien, je t’assure, dit-elle, éclatant en sanglots.

— Chut, chut. Tout va bien maintenant. Tout va bien.

Tandis que je lui caresse les cheveux, je réalise que les moteurs continuent de tourner. Nous n’avons toujours pas atteint notre destination.

— Où crois-tu que nous soyons, Mathias ?

— Je sais où nous sommes. Je crois le savoir du moins. On peut sortir de la soute par là, dit-il en désignant une porte coulissante rouge. Je suis déjà allé jeter un coup d’œil.

— Alors dis-nous où nous sommes. Ce n’est pas la Suède, hein ?

Il refuse d’en dire plus. Agrippant Beate par la main, tel l’amant maudit qu’il est, il m’encourage à les suivre. Nous passons la porte en courant. La lumière du jour inonde l’escalier, et nous nous rassemblons autour du premier hublot pour regarder dehors. Un instant éblouis, mes yeux finissent par s’habituer. Comme la vitre est sale et pleine d’éclaboussures, je ne distingue pas grand-chose mis à part des voitures et des immeubles sur une rive, ce qui me laisse penser que nous remontons un fleuve. Mais mon cœur se serre quand j’aperçois un panneau portant un nom d’usine en allemand.

— Ne me dis pas que nous sommes toujours en RDA.

— Non, non ! s’écrie Mathias par-dessus le vacarme du moteur. Regarde les voitures !

Je ne reconnais pas toutes les marques, mais je distingue des Coccinelle Volkswagen et des voitures de luxe plus imposantes. Pas la plus petite Trabant ni la moindre Wartburg à l’horizon.

Un panneau de signalisation apparaît : « Rendsburg, Kiel, Hambourg ».

La RFA !

La joie me submerge.

Nous avons réussi à passer à l’Ouest. Jamais nous ne reverrons la maison de correction de Prora Ost. Finie Richter, fini Neumann.

Je me tourne vers Beate pour la prendre dans mes bras. Elle est aussi radieuse que moi. Je sais que nous serons toujours les meilleures amies du monde.