À leur retour à Berlin, au lieu de conduire les trois policiers sans délai au quartier général de la Stasi ou de la police populaire comme Müller l’avait escompté, on les sépara. Müller fut raccompagnée à son appartement avec pour consigne d’y passer la nuit sans chercher à contacter quiconque. Quand on ignora sa demande d’entrevue avec Jäger, elle sut qu’il valait mieux obtempérer. Elle s’était heurtée au même silence quand elle avait demandé à voir Gottfried.
Tilsner et Müller étaient maintenant assis côte à côte face à une table dans une vaste pièce du quartier général de la police, dans Keibelstrasse. Schmidt avait sans doute été autorisé à réintégrer son laboratoire, protégé par la certitude qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres de sa supérieure hiérarchique. Face à eux étaient alignés cinq officiers dont certains devaient appartenir à la Stasi et d’autres à la police populaire, à en juger par la couleur vert-de-gris ou vert olive de leur uniforme. Ils se présentèrent, mais Müller avait du mal à se concentrer. Elle ne reconnut que le colonel Reiniger, son supérieur, l’air encore plus sérieux que d’habitude, qui s’appliquait à éviter son regard.
Une fois les présentations faites, l’officier du centre, homme approchant de la soixantaine à la chevelure grise et au nez chaussé de lunettes à monture noire, fut le premier à s’exprimer :
— Nous vous avons convoqués ici pour vous signifier que nous vous retirons l’enquête pour disparition concernant l’adolescente retrouvée morte au cimetière Sainte-Elisabeth. Le colonel Reiniger, dit-il en désignant l’homme assis à sa gauche, approuve sans réserve cette décision.
Reiniger acquiesça d’un léger hochement de tête alors que son supérieur poursuivait :
— Vous devez donc cesser d’enquêter sur cette adolescente. Il faut dire que, en outrepassant vos attributions, vous avez mis dans l’embarras la police populaire et le ministère de la Sécurité d’État. Cette affaire est grave et fera l’objet d’une investigation dont les conclusions vous seront communiquées en temps voulu. Sous-lieutenant Tilsner, comme vous agissiez sous les ordres du lieutenant Müller ici présent, vous êtes autorisé à reprendre vos fonctions officielles en attendant de nouvelles instructions. Quant à vous, Müller, restez assise pour le moment.
Elle lança un regard à son adjoint qui, au lieu de se lever, s’éclaircit la voix, sur le point de se lancer dans un laïus pour défendre leur action. Reiniger l’arrêta tout net :
— Exécution, camarade Tilsner.
— Camarade colonel, nous avons reçu l’autorisation d’agir de…
— Exécution, Tilsner ! aboya Reiniger, dont le visage vira au rouge.
Repoussant sa chaise avec fracas, Tilsner, l’air contrit et impuissant, sortit en claquant la porte.
— Ce que s’apprêtait à dire le sous-lieutenant Tilsner, commença Müller sans prêter attention au regard dissuasif que lui adressait Reiniger, c’est que, si nous avons agi ainsi, c’est parce que le lieutenant-colonel Klaus Jäger du ministère de la Sécurité d’État nous y avait autorisés.
— Nous n’avons aucune preuve de ce que vous avancez, répondit l’officier assis au centre. De toute façon, le lieutenant-colonel Jäger s’est lui aussi vu retirer l’affaire.
Sous le choc, Müller s’efforça de ne rien montrer.
— En ce qui vous concerne, lieutenant, c’est plus compliqué. En plus d’avoir outrepassé vos attributions, vous devez déjà être au courant que votre mari est accusé de complot contre l’État…
— Je n’ai pas eu le droit de voir mon mari.
— Nous allons y remédier.
Face à elle, le président de son tribunal lança un regard interrogateur à sa droite, vers un officier vêtu de l’uniforme vert olive de la Stasi qui hocha la tête.
— On vous accompagnera jusqu’à lui. Cependant, vous devez comprendre qu’il y a incompatibilité entre ses activités, si elles sont avérées, et la vie commune avec un officier de la police populaire. Si au terme de notre enquête vous étiez autorisée à poursuivre votre carrière, ce serait à condition d’obtenir le divorce. En attendant, vous pouvez regagner votre bureau jusqu’à ce que le colonel Reiniger vous attribue de nouvelles missions.
— Suis-je démise de mes fonctions à la brigade criminelle de Mitte ?
— Non, pas pour l’instant. Mais comme je vous l’ai signifié, nous vous retirons l’enquête pour disparition liée au cadavre de l’adolescente retrouvé au cimetière Sainte-Elisabeth. Ne faites plus rien, rien, vous m’entendez, qui soit en lien avec l’affaire. Est-ce clair, camarade lieutenant ?
Müller acquiesça. Elle se sentait anesthésiée. Était-ce le début de la fin de sa carrière dans la police ? Tilsner avait peut-être vu juste au début de l’enquête, au cimetière : ils n’auraient jamais dû être impliqués dans cette affaire. Jäger ne leur avait pas laissé le choix, cela dit.
— Vous pouvez regagner votre bureau, lieutenant, annonça Reiniger. En cours de journée, je vous communiquerai vos nouvelles attributions et nous verrons comment organiser une visite à votre mari.
Müller se leva et se mit au garde-à-vous avant de se diriger vers la porte. Elle n’arrivait à penser qu’à la pauvre fille du cimetière, à ses orbites vides et au feutre noir pathétique en guise de vernis. En quittant les cinq officiers, elle se demanda si quelqu’un prendrait la peine – si quelqu’un oserait – contester la version officielle de sa mort maintenant que Jäger et elle venaient d’être écartés.