Ma joie d’être passée à l’Ouest commence à s’amenuiser. Mathias et Beate continuent à roucouler et à échanger des regards éloquents. Alors que Beate fait l’effort de me parler de temps en temps, je vois bien qu’aux yeux de Mathias je ne suis qu’une trouble-fête. C’est oublier que, sans moi, ni Beate ni lui n’auraient pu s’échapper.
À tour de rôle, nous nous aventurons jusqu’au hublot dans l’escalier, mais le canal sur lequel nous naviguons semble long de plusieurs dizaines de kilomètres.
Aucun membre d’équipage ne descend dans la soute. Pourquoi le feraient-ils ? En ce qui les concerne, il n’y a ici que des centaines, des milliers de cartons remplis de lits en kit. Malgré tout, en dépit de la faim et de la soif qui nous tourmentent, il nous paraît plus sûr de ne pas aller au-delà de l’escalier.
Dans la pénombre de la soute, adossés aux palettes pleines de cartons, nous écoutons le vrombissement des moteurs et les grincements du métal. Un mince rayon de lumière illumine un instant le visage de Mathias, et je vois que ses lèvres sont collées à celles de Beate.
— On ne devrait pas revérifier où on est par le hublot ? dis-je.
Mathias soupire en s’écartant de Beate.
— Vas-y, si ça te chante, Irma. Ça nous laissera un moment d’intimité.
— Mathias !
Beate feint de le réprimander en lui donnant une tape.
— Tu viens, Beate ? dis-je, pleine d’espoir.
— D’accord, je te rejoins, dit-elle.
Je vois Mathias tourner le visage vers elle. Le bruit discret de leurs baisers me soulève un peu le cœur.
Je me lève, jambes tremblantes. J’ignore si c’est le manque de nourriture, d’eau ou l’effet du mal de mer. Je me dirige seule vers l’escalier et le hublot.
En voyant de temps en temps passer une maison ou une voiture, je me demande pourquoi je me sens si triste. C’était ce que je voulais, non ? Fuir la RDA et les horreurs de la maison de correction pour de bon. Je croyais le faire avec ma meilleure amie, que ce serait la grande aventure. Ça ne s’est pas passé tout à fait comme prévu. Je me sens seule, je suis jalouse et j’ai un peu peur.
Le soleil commence à décliner, et les derniers rayons du crépuscule font ressortir les berges du canal. Tout a l’air si propre, si neuf comparé à la RDA. Nous entrons maintenant dans une nouvelle ville. D’après les lumières, les grues, les entrepôts, cela ressemble à un port. Nous devons toujours être en Allemagne de l’Ouest, même si je ne sais pas où. Les panneaux que j’aperçois sont toujours en allemand.
Le navire ralentit, et le bruit des moteurs se calme. Sommes-nous arrivés ? Je descends les marches quatre à quatre pour annoncer à Beate que nous devrions nous préparer, sauter sur le quai avant que les autorités puissent nous arrêter.
Alors que je regagne la soute en catimini, je surprends les bruits avant de voir quoi que ce soit. Les halètements rythmés de Mathias auxquels répondent les respirations de Beate. Je me tiens dans l’ombre, figée. Face à ce spectacle, je suis submergée par la rage, la jalousie, le désarroi.
Je ne crois pas qu’ils m’aient vue. Je regagne la paix de l’escalier, grimpe les deux volées de marches et m’effondre de nouveau près du hublot, plus seule que jamais. Le vrombissement du moteur et les vibrations du navire se sont encore amplifiés. Dehors, dans la pénombre du crépuscule, des lumières brillent toujours, mais elles sont plus lointaines et dansent sur le hublot. Je m’agrippe l’estomac quand le navire frappe une vague ou un creux, je ne sais pas très bien si c’est l’un ou l’autre. Nous avons regagné la mer. La nausée s’installe, mais je n’ai plus rien à vomir. Non, non, non ! Ce n’est pas possible, notre évasion ne peut pas échouer si près du but.
Nous semblons longer la côte car les lumières ne s’éteignent jamais complètement ; elles forment une nébuleuse de libertés, l’une signalant un foyer, l’autre une entreprise, une rue où la RDA n’a aucune influence, où ses règles ne comptent pas. C’est ce que je suppose en tout cas, ce que j’espère.
En moins d’une heure, les mouvements du bateau se sont calmés, désormais réduits à un doux balancement et à un bourdonnement continu qui me berce, jusqu’à m’endormir.
Je me réveille en sursaut, frissonnant de froid, désorientée. La faim, résultat de journées de privation, me tenaille l’estomac. Me croyant de retour à la maison de correction, j’essaie de me faire un nid dans le pull tricoté par grand-mère. C’est déjà le mois de juin, pourtant l’été refuse d’arriver. Les bruits du moteur ont changé, la mer, si nous sommes toujours en mer, est d’huile. De l’autre côté du hublot, le ciel est noir maintenant et les lumières plus vives et plus proches. Des grues nous dominent tels de gigantesques faucheux métalliques, jetant des ombres irrégulières sur un port. Sur le quai, on décharge encore à cette heure de la nuit des navires inondés de lumière. Où sommes-nous ? Je tente de repérer un panneau. Enfin, sur le toit d’un entrepôt, j’en vois un énorme, éclairé, sur lequel se détachent en lettres blanches sur fond bleu et rouge les mots « Port de Hambourg ». Nous sommes arrivés à l’Ouest ! Tout à coup, la tristesse et la jalousie dans lesquelles je me complaisais s’évanouissent et je dévale les marches dans un fracas de métal qui résonne sous mes pas.
J’entre dans la soute, trouve Beate et Mathias endormis dans les bras l’un de l’autre et réveille mon amie.
— Ça y est, on est arrivés ! C’est Hambourg. Vite, préparons-nous.
Les deux tourtereaux se lèvent en se frottant les yeux. Ils s’étreignent, et cette fois, j’essaie de ravaler ma jalousie alors que Beate m’attire à elle pour me faire participer aux embrassades.
— Je suis tellement fière de toi, Irma, c’est grâce à toi tout ça, murmure-t-elle à mon oreille.
Elle me serre fort, et nous redevenons les meilleures amies du monde.
Mathias a l’air un peu abasourdi : inutile d’attendre qu’il se charge de nous sortir de là. C’est encore à moi de jouer.
— À mon avis, il faut qu’on arrive à monter sur le pont, dis-je. Il faut trouver à manger, à boire, un abri. J’ai une tante qui vit près de Nuremberg, à Fürth. On pourrait peut-être partir dans cette direction ?
— Comment y arriverait-on sans argent, ni vêtements, ni rien ? dit Mathias, l’air lugubre.
Je refuse de me laisser dissuader par son pessimisme. Même Beate lui dit d’arrêter d’être aussi rabat-joie.
— Les autorités vont nous aider. Ils sont habitués à recevoir des réfugiés est-allemands, c’est sûr.
Je grimpe l’escalier en les encourageant à me suivre. Nous n’avons pas de plan du navire, nous ignorons où mènent les portes. Tout ce que je sais, c’est que nous devons nous débrouiller pour trouver par où l’équipage débarque et nous cacher à proximité jusqu’à ce qu’on descende la passerelle. Nous pourrons alors disparaître à la faveur de la nuit.
Nous grimpons encore une volée de marches et entendons des bruits, des cris, des écoutilles s’ouvrir. J’essaie de pousser la porte mais, comme je n’ai pas assez de force, Mathias doit me prêter main-forte. À nous deux, nous y arrivons. L’incitant à reculer, à rester derrière moi, j’entrebâille la porte. J’ignore si nous sommes à bord d’un cargo allemand et encore moins s’il vient de RFA ou de RDA. Dans ce cas, il risque d’y avoir des gardes à bord ; je ne vois que des marins qui déroulent des cordes gigantesques pour nous amarrer au quai.
Leurs cris cessent. Les cordes ont l’air tendues. Les moteurs ont été coupés et le bateau ne bouge plus. Nous devons être amarrés. Je fais un signe de la main presque imperceptible aux deux autres pour qu’ils me suivent sur le pont. Nous courons en restant accroupis et nous dirigeons vers les lumières du pont. C’est là que je les voie. Des hommes franchissent la passerelle pour monter à bord. Leur uniforme est d’un vert plus sombre qu’en RDA.
Ils nous ont repérés. J’indique à Beate et Mathias de reculer vers l’escalier de la soute pour nous cacher, mais Mathias ne bouge pas d’un pouce et empoigne Beate qui essaie de me suivre. Elle me lance un regard implorant. Je me retourne et me mets à courir. Du coin de l’œil, je vois les soldats ouest-allemands qui me suivent et Mathias qui me désigne du doigt. Hors d’haleine, je m’engouffre par la porte ouverte donnant sur l’escalier. J’en dévale les marches quatre à quatre, heurtant les murs métalliques. J’entends des chiens grogner derrière moi, leurs aboiements résonnent dans les entrailles du navire.
Dans la soute, je me glisse dans mon carton ouvert jambes les premières, retenant mon souffle pour ne pas sentir l’odeur nauséabonde de vomi et de sueur. Je commence à replier les parois du carton pour me cacher dessous. Mais les chiens me repèrent et se postent là, aboyant comme s’ils hurlaient mon nom. Les parois du carton s’écartent, et un visage féminin surmonté d’un béret vert me fait face. Tout en m’efforçant de contrôler ma respiration, je lis l’insigne épinglé sur le col de sa veste : « Garde-frontière RFA » se détache en blanc sur fond vert. Je la regarde de nouveau. Elle sourit gentiment.
— Bienvenue en République fédérale d’Allemagne, me dit-elle.
Je fonds en larmes.