CHAPITRE 4

Neuf mois plus tôt (mai 1974).
Maison de correction de Prora Ost, île de Rügen, Allemagne de l’Est.

Quelqu’un pleure près de moi. D’affreux sanglots qui me donnent envie de pleurer aussi. Maman ! Elle doit partir. Ils l’emmènent. J’essaie de la retenir mais j’ai l’impression d’avoir les bras en coton, comme si j’étais redevenue une petite fille. En regardant mes mains, je m’aperçois que ce sont bien celles d’une petite fille. J’essaie quand même de m’accrocher mais ses doigts glissent entre les miens. Pourquoi ces hommes l’éloignent-ils de moi ? Elle vit ici, au camping, avec grand-mère et moi, dans notre appartement au-dessus de la réception. Il faut qu’elle reste ici, qu’elle coure sur la plage, ses cheveux roux comme les miens ébouriffés par le vent. Reste ! Reste ! J’ai besoin d’elle. Je les supplie. Elle tend les bras vers moi mais quelque chose m’empêche de me lever, m’empêche de l’aider. De toutes mes forces, je me dégage et cours après eux dans l’escalier. Mais ils ont disparu. Et quelque chose ne va pas. C’est l’escalier de la maison de correction de Prora. Où est passé notre petit bungalow blanc du camping ? Je me retourne, paniquée, pour rentrer à l’appartement quand les mêmes géants se dressent devant moi et tentent de m’emmener. Je veux courir mais quelque chose m’en empêche. Me recouvre. C’est lourd, je ne peux pas respirer et…

Je me réveille en nage, le cœur battant la chamade. Je repousse la lourde couverture et prends plusieurs inspirations profondes. Le cauchemar s’éloigne, mais les pleurs continuent, ces mêmes sanglots affreux. En me retournant, je réalise que c’est Beate, allongée dans le lit superposé près du mien. Serrant ma chemise de nuit contre moi, révulsée par l’odeur de mon corps malpropre, je grimpe dans son lit et tire les couvertures sur nous. Je caresse ses cheveux d’un noir de jais, trempés de sueur comme les miens. Je m’efforce de faire le moins de bruit possible pour éviter de réveiller nos camarades de dortoir, mais avec la structure grinçante de nos triples lits superposés, je sais que c’est peine perdue.

— Chut ! Chut ! Ça va, Beate. Tout va bien, dis-je à voix basse en enlaçant son corps frêle qui paraît minuscule par rapport à ma large carrure. Arrête de pleurer s’il te plaît. Tu pleures toutes les nuits depuis la sortie éducative. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je ne peux pas te le dire, murmure-t-elle entre deux sanglots alors que je lui caresse le dos en m’émerveillant de sentir affleurer sous sa peau les os qui, contrairement aux miens, ne sont pas enfouis sous des bourrelets de graisse.

— Pourquoi pas ? Je suis ton amie. Je ne le répéterai à personne. À quoi servent les amis si ce n’est à partager des secrets ?

Les sanglots de Beate et mes chuchotements commencent à réveiller les autres.

— La ferme, Behrendt. Boucle-la et retourne dans ton lit ! siffle Maria Bauer, la chef de chambrée. Quant à toi, Ewert, arrête de pleurnicher. Rendormez-vous, ou nous aurons toutes des corvées supplémentaires.

Beate se calme, grâce aux menaces de la tyrannique Bauer plutôt qu’au réconfort de ma présence à ses côtés, mais je ne bouge pas de son lit. Je continue à suivre du doigt les saillies de sa colonne vertébrale. Je compte les vertèbres en caressant ses cheveux et en me demandant pourquoi c’est la même chose toutes les nuits.

Soudain, des pas retentissent devant la porte du dortoir. De plus en plus sonores, ils approchent.

On tire le verrou.

La lumière s’allume.

J’essaie de sauter dans ma couchette, mais il est trop tard. L’énorme silhouette de Mme Richter apparaît dans le chambranle ; elle me dévisage alors que, pétrifiée, encore à moitié allongée dans le lit de Beate, je protège mes yeux de l’ampoule nue qui brille au plafond.

— Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? Mademoiselle Behrendt ! Mademoiselle Ewert ! Rendormez-vous sur-le-champ ! Behrendt, regagnez votre lit – et vous viendrez me voir dans mon bureau juste après le petit déjeuner demain matin, ordonne Richter en éteignant. S’il sort le moindre bruit de ce dortoir, les conséquences seront encore plus graves.

La porte claque, elle est verrouillée. Je remonte dans mon lit, me détourne de Beate et écoute les vagues de la mer Baltique s’écraser sur la plage en contrebas. Je pense à maman, à grand-mère, à des temps meilleurs loin de la maison de correction de Prora Ost.

 

Je dors bel et bien et quand la cloche du réveil sonne, j’oublie presque pourquoi ce sentiment de terreur accablant me submerge. Alors que les filles commencent à enfiler leurs vêtements de travail, je lambine et me dirige vers la fenêtre. Je me hisse en raidissant les bras contre les barres métalliques peintes en gris qui occupent la moitié de l’encadrement et, sur la pointe des pieds, je regarde la mer en bas. La plage s’étend à perte de vue sur des kilomètres et des kilomètres, tout comme ce bâtiment. Je ne le sais que trop bien grâce à nos leçons antifascistes. Hitler avait conçu Prora Ost comme une station balnéaire destinée aux travailleurs du Reich. Ils auraient résidé par dizaines de milliers entre ces murs, certes gris et inhospitaliers mais qui, si le projet avait été achevé, auraient pu leur permettre de jouir d’un panorama magnifique sur la mer. De barboter dans les vagues, de jouer dans le sable, activités qui ne sont plus que des souvenirs pour moi.

— Irma ! crie Beate derrière moi. Viens, nous allons être en retard. Mieux vaut éviter ça après la nuit dernière. Déjà que Richter ne peut pas te saquer.

Je fais demi-tour, reviens sur mes pas jusqu’à mon lit et enfile mes vêtements.

 

En m’asseyant à ma place, à côté de Beate, à la table du petit déjeuner, je réalise que mon assiette est vide alors que toutes les autres contiennent les aliments habituels : petit pain, saucisse et fromage. La tyrannique Bauer, assise en bout de table, me lance un sourire narquois. Je me tourne vers Mme Schettler qui achève de poser les bols en plastique pleins de margarine et de confiture sur la table. Elle m’aidera. C’est l’une des rares adultes sympathiques avec M. Müller, le nouveau prof de maths venu de Berlin. En général, il a toujours un mot gentil pour moi.

Je lève la main pour attirer son attention.

— Madame Schettler, mon assiette est vide.

Elle m’adresse un regard contrit avant de lever les yeux vers un point, quelque part derrière moi. En me retournant pour suivre son regard, je découvre Richter.

— Vous devriez savoir maintenant que le petit pain, la saucisse et le fromage constituent un privilège. Un privilège propre à cet établissement. Un privilège que l’on perd en cas de mauvais comportement.

Elle me tend l’autre corbeille, celle remplie de pain rassis. Je décline d’un signe de tête, et elle la repose avec brutalité.

— Très bien, mademoiselle Irma Behrendt. Mais je crains que votre obstination ne vous perde. Le déjeuner est encore loin. De longues heures de dur labeur dans l’atelier nous en séparent. Comme vous voulez. Et n’oubliez pas : dans mon bureau, juste après le petit déjeuner.

Bauer ricane en bout de table. Beate pose sa main légère sur mon bras pour me consoler. Mais il en faudra davantage. Je hais cet endroit. Autant que je hais Richter.

 

Alors que les autres se dirigent vers l’atelier, je longe le couloir d’un pas lourd vers le bureau de la sous-directrice Richter. Je m’applique à marcher le moins vite possible. Pour retarder l’entretien. Pour tenter de la mettre en boule. Malgré tout, je finis par ne plus avoir d’autre choix que de taper à la vitre opaque de la porte métallique blanche.

— Entrez ! s’écrie-t-elle. Ah, Behrendt. Je commençais à trouver le temps long.

Richter se lève tandis que je pénètre dans le bureau. Elle enfile sa veste et s’arrange devant le miroir, appliquant du rouge à lèvres et de la poudre.

— Je crois qu’il est temps d’avoir une petite discussion vous concernant. Suivez-moi !

Elle longe le couloir d’un pas décidé, et je suis presque obligée de courir pour ne pas me faire distancer. Je sais où nous allons.

 

Richter frappe à la porte métallique grise. Le directeur Neumann nous demande d’attendre. Des bruits de voix étouffés nous parviennent de son bureau, la sienne et une voix féminine qui ne m’est pas inconnue.

Je laisse échapper un hoquet de surprise quand la porte s’ouvre sur Beate qui sort en caressant ses cheveux et en rajustant les boutons de sa chemise d’uniforme. Je veux savoir ce qu’elle fait là, mais avant qu’elle n’ait pu répondre, Richter m’agrippe par le bras pour me traîner dans le bureau. En tout cas, Beate a le regard fuyant. Richter me pousse devant le bureau du directeur Neumann.

— Mademoiselle Behrendt, s’écrie-t-il, je commence à en avoir assez de vous voir ici. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Je garde le silence, fixant mes chaussures de chantier. Richter m’attrape le menton et me force à lever la tête, si bien que je ne peux éviter la vision du visage ravagé de Neumann : le bandeau noir qui masque l’un de ses yeux et la chair marbrée, rongée de sa joue m’inspirent un dégoût que je devrais essayer de cacher.

— Répondez à M. le directeur, aboie Richter.

— Je ne sais pas, dis-je sur un ton posé en croisant le regard du borgne. Je ne sais pas ce que j’ai fait de mal.

— Eh bien, Behrendt, c’est simple. Vous avez été trouvée par Mme Richter dans le lit d’une autre pensionnaire après le couvre-feu. C’est interdit par le règlement, vous le savez très bien.

Neumann se balance en arrière sur sa chaise, tripotant son bandeau d’une main tout en faisant cliqueter son stylo de l’autre. Je laisse ce bruit emplir le silence un moment.

Clic, clic, clic.

— Alors, jeune fille ? finit-il par dire. Avez-vous perdu votre langue ?

— Non, monsieur le directeur. Je ne faisais que réconforter Beate. Rien de plus. Elle pleurait. J’avais peur qu’elle ne réveille les autres. J’ai agi comme tout bon citoyen l’aurait fait.

Derrière moi, Richter laisse échapper une exclamation désapprobatrice suivie d’un soupir. Neumann pose son stylo et croise les bras sur son ventre.

— Le problème, Behrendt, c’est que l’on nous a rapporté, à Mme Richter et à moi, que vous rejoigniez Mlle Ewert dans son lit presque toutes les nuits. Est-ce vrai ? S’agit-il d’une aventure adolescente contre nature ?

Qui a mouchardé ? Ce n’est pas difficile à deviner. Bauer, sans doute. Richter et elle s’entendent comme larrons en foire.

J’essaie de me justifier :

— Monsieur le directeur, je n’ai fait que…

— Est-ce vrai ? me coupe Neumann d’une voix menaçante.

— Oui, je la rejoins parfois dans son lit pour la réconforter, mais ce n’est pas…

Richter me réduit au silence en collant sa main sur ma bouche. Je tente de la mordre, mais elle me tord le bras derrière le dos jusqu’à ce que la douleur me fasse céder.

— Vous n’êtes qu’une sale petite insolente, me dit Richter, les lèvres tout contre mon oreille. Et maintenant, vous allez recevoir une leçon.

Neumann tape du poing sur la table.

— Cessez votre insubordination, mademoiselle Behrendt. Amenez-la ici, madame Richter.

Richter me tire par les cheveux, cette tignasse rousse et frisée que je déteste tant, et me force à me baisser jusqu’à ce que mon visage s’écrase contre le bureau de Neumann. Je l’entends défaire sa ceinture. Mon Dieu, pitié, pas ça ! J’ai entendu les histoires que racontent les autres filles, mais pitié, pas moi ! Je serre fort les cuisses, comme si mes muscles agissaient de leur propre volonté. Soudain, un autre bruit, le glissement du cuir frottant contre un vêtement. Je risque un regard vers Neumann qui ôte sa ceinture. Il enroule le côté de la boucle trois fois autour de son poignet avant de tendre l’extrémité opposée, une expression de jubilation malveillante éclairant son visage.

— Mademoiselle Behrendt, afin d’apprendre de vos erreurs, vous passerez les trois prochains jours en isolement dans le bunker.

Je me mets à sangloter et à crier, tentant de respirer alors que Richter m’écrase le visage contre le bloc-notes posé sur le bureau.

— Au bout de cette période, Ewert et vous serez séparées dans des dortoirs différents. C’est une fille intelligente et obéissante. Nous refusons que des éléments indisciplinés de votre genre la détournent du droit chemin. C’est compris ?

Je continue à pleurer.

— Répondez à M. le directeur ! hurle Richter.

— C’est compris ? insiste Neumann.

Le claquement de la ceinture qui fouette la table à quelques millimètres de mes yeux retentit comme une détonation.

— Oui, dis-je en sanglotant. Oui, c’est compris.

Il refait claquer la ceinture sur la table. L’extrémité touche mon nez, et la douleur irradie dans ma tête.

— Préparez-la, je vous prie, madame Richter.

Je me débats pour échapper à leur emprise mais ils sont trop forts pour moi. Richter baisse mon pantalon de travail.

— Non, non ! Je vous en prie, non. J’ai mes…

Richter me fait taire en m’assenant une claque sur la joue. Le picotement n’est rien par rapport à l’humiliation et à la honte que j’éprouve. Je serre les paupières de toutes mes forces et colle le visage contre la table en essayant de ne rien laisser paraître.

— Cinq coups de fouet, hurle Neumann. Ça vous apprendra, siffle-t-il, lèvres collées à mon oreille. Et si vous criez ou vous débattez, je double la punition. Compris, mademoiselle Behrendt ?

Entre deux sanglots, je répète les mêmes mots que tout à l’heure.

— Oui, c’est compris, monsieur le directeur.