CHAPITRE 40

Quinzième jour.
Allemagne de l’Est.

La tempête de neige s’était calmée au cours de la nuit. Le temps pour les deux policiers de se préparer, la route en direction de Wernigerode avait été dégagée par les chasse-neige. Un voyage qui aurait duré plus d’une heure la veille ne leur prit qu’une vingtaine de minutes. Le soleil ayant percé les nuages, Müller dut chausser ses lunettes noires pour admirer le paysage à gauche de la route : la blancheur éblouissante de la neige estompait les contours anguleux des forêts d’épicéas du Harz.

Ils étaient attendus par la brigade criminelle locale ; l’officier de la Kripo de Wernigerode et son adjoint, qui conduisaient une Wartburg à peu près identique à la leur, les escortèrent sur les lieux de la découverte macabre. D’après le capitaine de la police, qui répondait au doux nom de Baumann et avait le teint fleuri des montagnards, le corps avait été retrouvé dans la forêt, près de la zone frontalière, à deux pas de l’endroit où la route nationale 27 finissait en cul-de-sac, coupée en deux par la frontière interallemande.

Quelques centaines de mètres après Elend, la voiture s’arrêta. Baumann en descendit et vint leur parler. Tilsner baissa la vitre côté conducteur, et le policier s’accouda à la portière, la moitié de son bras musclé entrant dans l’habitacle, telle une branche d’arbre. Solide, fiable, songea Müller ; ils ne couraient aucun risque avec Baumann.

— Il va falloir mettre vos chaînes à partir d’ici. La chaussée n’a pas été dégagée. Hormis les gardes-frontières, il y a peu de circulation sur cette route. Il faut un permis spécial pour y accéder.

— Ça vaut aussi pour Franz Neumann, le directeur de la maison de correction sur lequel nous vous avons demandé d’enquêter ? demanda Müller en se penchant vers la vitre.

— En principe, répondit Baumann en frappant ses mains gantées démesurées l’une contre l’autre dans le froid. Cependant, nous n’avons pas trouvé trace de lui dans le coin, pas plus que le foyer de Schierke n’a trouvé trace des trois adolescents censés y avoir été admis.

— Comment se fait-il que toutes les archives confirment leur transfert, dans ce cas ? demanda Tilsner.

Le capitaine de la Kripo haussa les épaules en soupirant avant de frapper le pare-brise de la Wartburg qui rebondit sur ses suspensions.

— Nous parlerons de tout ça au bureau. D’abord, mettez vos chaînes pour que nous puissions vous montrer où la victime a été retrouvée.

Ayant regagné sa voiture, il sortit les chaînes du coffre, ce que Tilsner fit aussi.

De retour au volant, l’adjoint se mit en route, précédé par les policiers du Harz.

— On dirait bien que Neumann a falsifié les archives de Rügen, dit-il à Müller.

— En effet, admit-elle. Il semble s’être aussi débrouillé pour trafiquer les archives officielles du ministère de l’Éducation. Ou un complice l’y a aidé. Nous devons le retrouver en vitesse. Jäger a dit qu’il enverrait sa photo au commissariat. N’oublions pas de la leur demander quand nous en aurons terminé ici.

En poursuivant leur chemin avec prudence, devancés par leurs confrères de Wernigerode, Müller et Tilsner remarquèrent des empreintes sur la route couverte de neige, sans doute dues aux allées et venues des policiers quand ils avaient bouclé la zone, photographié et déplacé le corps.

Au bout d’environ trois kilomètres, les empreintes disparaissaient, et une barrière blanche et rouge barrait le passage. Baumann se gara sur le bas-côté, bientôt suivi de Tilsner. Le capitaine et son adjoint, le sous-lieutenant Vogel, rejoignirent leurs collègues berlinois qui descendaient de voiture.

— C’est là, à une cinquantaine de mètres dans la forêt.

Baumann désigna le sentier de fortune que les piétinements répétés des policiers avaient creusé dans la neige ; l’empreinte de leurs pas disparaissait le long d’un vieux chemin forestier.

— Toutes les empreintes sont les nôtres, j’en ai peur, ajouta-t-il en voyant Müller examiner le sol enneigé.

Il s’éloigna en compagnie de Vogel, Müller et Tilsner sur ses talons.

— Mes officiers ont cependant fait très attention à ne pas détériorer les traces qu’ils ont découvertes, dit-il à Müller. Ils ont pris soin de les photographier avant qu’elles puissent être dénaturées.

— Quel genre de traces ?

— Des empreintes de pneus.

— En avez-vous identifié la marque ? demanda Tilsner.

— Des progrès sur ce point, camarade Vogel ? fit Baumann en regardant son jeune collègue.

— Non, avoua Vogel en grattant ses boucles brunes et serrées.

Le physique du jeune détective offrait un contraste saisissant avec celui de son supérieur. Alors que Baumann était tout en robustesse campagnarde, Vogel avait l’air un peu décalé ; on dirait Gottfried en plus jeune, songea Müller. Il aurait très bien pu être encore étudiant.

— Nous n’avons pas pu trouver d’empreintes correspondantes, avoua le sous-lieutenant. À vrai dire, nous comptions sur vous autres citadins pour nous aider sur ce point.

— C’est en partie ce qui nous a décidés à vous contacter, camarade Müller, dit Baumann en hochant sa tête énorme. Nous avons lu un article sur votre affaire dans le Neues Deutschland. Elle semble avoir certains points communs avec notre meurtre, à première vue du moins.

— Pourtant, l’article ne mentionnait pas les empreintes de pneus.

— Des similitudes existent, et je suis sûr que vous pourrez nous éclairer.

Müller et Tilsner emboîtèrent le pas de Baumann et Vogel, qui avaient repris leur marche. Au bout de quelques mètres, ils débouchèrent sur une petite clairière. Frappés par les rayons de soleil filtrant à travers le feuillage, les épicéas jetaient des ombres contrastées, acérées, pareilles à des sentinelles montant la garde près de ce petit coin de forêt. Ici, la pureté de la nature a été profanée, songea Müller, tout comme l’avait été le caractère sacré du cimetière Sainte-Elisabeth à Berlin. La différence, c’était que, au lieu du bruit de la circulation urbaine, il régnait un silence presque complet, juste troublé par les aboiements des chiens de garde, mais de manière bien plus distante et sporadique qu’à Berlin.

— Avez-vous les photos du corps ? demanda Müller.

Vogel sortit du sac en toile grise posé sur son épaule une série de clichés en noir et blanc entourés de Cellophane et les passa à Tilsner qui en tendit la moitié à Müller.

La première photo de l’inspectrice montrait le corps tel qu’il avait été découvert par un forestier de la région. On avait abandonné l’adolescent dans une position qui rappelait celle de la jeune fille découverte à Berlin : étendu à plat ventre, il était tourné vers l’Est. Plaies par balles dans le dos. Tee-shirt ensanglanté. Jambe cassée et tordue. Impossible de confirmer qu’il s’agissait bien de Mathias Gellman, la victime étant, encore une fois, horriblement défigurée ; cependant, lors de sa première conversation radio avec Tilsner, la police de Wernigerode avait déjà confirmé que les caractéristiques physiques du cadavre correspondaient à celles du jeune homme.

— Regarde ça, chef, dit Tilsner en attirant l’attention de Müller sur une des photos de sa pile. Des empreintes de tennis qui semblent s’éloigner de la frontière.

Müller compara les photos à leur environnement en tentant d’imaginer la scène. Tout ceci était d’une cohérence très inquiétante.

L’assassin était capable du mal absolu.

Il fallait le trouver et l’arrêter avant qu’il ne fasse une nouvelle victime.