De retour dans la salle des opérations du commissariat de la police populaire de Wernigerode, Müller, Tilsner, Baumann et Vogel s’installèrent pour faire le point sur l’enquête. Müller ne révéla à personne la teneur de sa conversation avec Reiniger. Coudes posés sur la table, elle se passa les mains dans les cheveux. Il fallait agir vite. Si Reiniger avait pu la contacter par radio une fois, il réessaierait de le faire, et d’après les menaces proférées, Müller était presque sûre qu’il ordonnerait son arrestation.
Penché sur sa chaise, Tilsner soupira.
— Il faut trouver Neumann. S’il n’est ni au foyer de Schierke ni à Rügen, par où commencer ?
— Il doit nous manquer certains indices, dit Müller en tambourinant sur la table avec un crayon. Neumann, ou quelqu’un d’autre, nous a conduits jusqu’ici. Toutes ces preuves dans la limousine alors qu’elle était supposée avoir été nettoyée à fond… C’est trop gros. Trop facile. On voulait que nous les trouvions.
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda Tilsner.
Le téléphone sonna, et Vogel se leva pour répondre. Les communications téléphoniques avaient donc été rétablies. Cela signifiait que Müller allait devoir rappeler Reiniger à Berlin. Non, elle n’en ferait rien.
— Le téléphone marche de nouveau ? demanda-t-elle.
— Oui et non, répondit Baumann. Certaines lignes locales ont été rétablies, mais pas celles vers Berlin et le reste du pays. Il y a un problème avec un central près de Blankenburg.
Le policier déplia sur la table une carte à grande échelle de la région du Brocken.
— Cette colonie de chats sauvages est peut-être un indice important. La plupart des gens signalent les avoir aperçus par ici, dit-il en pointant du doigt une partie de la carte où la voie de chemin de fer étroite gravissant le sommet bifurquait vers l’ouest.
— C’est tout près de la frontière interallemande, non ? Le public est-il autorisé à s’en approcher ?
— Il faut une permission spéciale que les fermiers et les forestiers n’ont aucun mal à se procurer, dit Baumann.
— Le Brocken est-il surveillé ?
— Tout à fait, camarade Tilsner. Un bataillon de troupes frontalières est en garnison à la gare, au sommet.
Les trois enquêteurs levèrent le nez quand Vogel revint.
— Le docteur Eckstein, le légiste, vient d’appeler.
— Et ? demanda Baumann.
— Il a réussi à analyser au microscope le gravillon trouvé sur la plaie à la tête de l’adolescent. Il dit que ses conclusions pourraient nous être utiles. Il semble que ce soit de la galène.
— Ça ne m’évoque rien, camarade Vogel, répondit Baumann.
— À moi non plus, capitaine, mais d’après le docteur Eckstein, c’est du sulfure de plomb, expliqua-t-il en consultant ses notes. C’est le minerai dont on extrait le plomb qui est souvent associé au minerai d’argent sous forme d’impuretés.
— En quoi est-ce censé nous aider ? demanda Müller, dubitative.
— Eh bien, comme vous l’aurez constaté, ce bon docteur n’est pas né de la dernière pluie. Selon lui, des mines d’argent étaient autrefois disséminées dans toute la région du Harz et ont contribué à en faire la richesse.
Les quatre policiers se tournèrent vers la carte à la recherche d’un symbole signalant une ancienne mine où Neumann pouvait retenir Irma Behrendt.
— Là, s’exclama Tilsner en tapant du doigt. Heinrichshöhle. Tout près du sommet du Brocken. C’est une grotte !
Baumann chaussa ses lunettes pour étudier le document de plus près.
— Non, camarade Tilsner. Regardez : c’est Heinrichshöhe, une montagne, pas une grotte.
Le visage rougissant de Tilsner arracha à Müller un petit sourire.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à Baumann en tirant la carte vers elle pour désigner deux petits rectangles noirs, à quelques kilomètres à l’est du sommet.
— On dirait des refuges. Ils peuvent accueillir ceux qui se trouvent piégés en altitude quand les conditions météo se dégradent, comme en ce moment.
— Ça vaut la peine d’aller vérifier, non ?
— On pourrait, oui. Le problème, c’est que la zone entourant le sommet fait bien vingt kilomètres carrés, au bas mot. Et de toute façon, il se fait tard, la route au-delà de Schierke n’a pas encore été dégagée. Elle le sera peut-être d’ici demain matin, cela dit. Je vous suggère de rentrer à la pension, de manger et dormir un peu et de nous retrouver ici demain à la première heure.
Tilsner avait l’air bien sombre pendant le repas à la pension, sans doute gêné par sa bévue devant leurs deux confrères. Ils ne décrochèrent pas un mot en mangeant leur soupe, à part quand Tilsner suggéra qu’il vaudrait peut-être mieux essayer de recontacter Jäger. L’ennui, c’était que Jäger ignorait qu’on leur avait de nouveau retiré l’affaire, et pire, que Müller était censée être suspendue. Elle était presque sûre que Reiniger la ferait arrêter le lendemain.
Tilsner annonça qu’il allait se coucher avant même d’avoir terminé son plat principal. Le restaurant n’avait pas d’autres clients, et Müller se retrouva seule avec ses pensées. Elle avait espéré recevoir des nouvelles rassurantes de Gottfried de la part de Jäger, mais à l’inverse, comme l’attestait le coup de fil de Reiniger, la situation de son mari ne faisait qu’empirer. Les accusations portées contre lui étaient absurdes, et la meilleure façon de le disculper était de trouver le véritable meurtrier. Neumann et Irma, la dernière adolescente de Rügen, se trouvaient quelque part dans les environs.
Müller se jura d’appeler Schmidt dès que la ligne téléphonique vers Berlin serait rétablie pour vérifier où en étaient ses analyses des photos compromettantes. Si elle en avait l’occasion avant que Reiniger n’ordonne son arrestation, bien sûr.
Avant de monter dans sa chambre, elle entra dans le salon lambrissé. Dans la bibliothèque placée dans un coin sous le portrait d’Erich Honecker, elle trouva plusieurs ouvrages sur la région du Harz ; cependant, c’est une carte qu’elle voulait, une carte à plus grande échelle et plus détaillée que celle du commissariat.
Empilées à l’horizontale sur l’étagère inférieure, les cartes servaient de serre-livres. Müller les feuilleta jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait : une feuille de papier jauni pliée et protégée par une couverture vert sapin et noir indiquant Randonnée dans le Harz : Wernigerode et ses environs. Installée dans un fauteuil, elle l’étala avec précaution sur la table basse. Vu la fragilité du papier, la carte devait remonter à l’ère nazie, peut-être même à une époque plus ancienne. Il n’y avait pas trace de la frontière interallemande dans la vallée, à l’ouest du Brocken. Ce devait être illégal d’avoir un truc pareil, non ? À Berlin, elle aurait été confisquée, et son propriétaire aurait risqué l’arrestation. Ici, à la montagne, ils semblaient s’y prendre autrement.
Müller chercha des yeux une loupe ; elle en aperçut une sur le manteau de la cheminée. Elle concentra ses recherches sur le Brocken et la zone que Baumann avait désignée. Il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour repérer le détail qu’elle espérait, caché dans la forêt, à quelques centaines de mètres du tracé de la frontière : un cercle d’à peine un millimètre de diamètre accompagné d’un rectangle noir.
Elle vérifia la légende de la carte, le souffle court.
En bas de la page, elle dénicha un petit cercle noir au centre blanc. Elle se doutait de ce que dirait l’inscription qui l’accompagnait et vit qu’elle ne s’était pas trompée : « Mine désaffectée ».