CHAPITRE 44

Mars 1975. Seizième jour.
Wernigerode, Allemagne de l’Est.

Cette nuit-là, Müller se réveilla plusieurs fois, obnubilée par l’enquête. Si Neumann avait abandonné le corps de Mathias près de la frontière interallemande juste après Elend, si c’était lui qui avait aspergé son tee-shirt de sang de chat sauvage, il devait encore se trouver dans le coin. La graine prélevée dans la limousine tout comme le minerai de plomb sur la plaie de Mathias désignaient le Brocken. Ce qui la déroutait, cependant, c’était qu’un adolescent ait été abandonné à Berlin-Est et l’autre ici, dans le Harz. Ça n’avait pas de sens.

Repoussant l’épaisse couette, Müller se leva, traversa le palier pour aller aux toilettes. Elle ne se montra pas très discrète et fit claquer le couvercle sur la lunette en sortant. Elle avait peut-être envie que Tilsner l’entende. Elle avait peut-être envie d’une autre rencontre dans la salle de bains aux petites heures du jour.

Elle se séchait les mains quand elle entendit ses pas sur le plancher grinçant du palier. Sa respiration derrière elle. Un souffle chaud contre son oreille.

— Encore une insomnie ? murmura Tilsner avant de lui mordiller le lobe de l’oreille.

Müller sentit ses bras musclés l’envelopper et pressa les fesses contre son sexe en érection. Il releva sa chemise de nuit, commença à baisser la culotte qu’elle avait conservée après leur mission à Berlin-Ouest. Müller l’arrêta en lui attrapant les poignets et se retourna.

Elle posa l’index sur ses lèvres, frotta délicatement pour sentir la friction de sa moustache.

— Pas ici, murmura-t-elle. Dans ma chambre.

 

Tôt le lendemain matin, ils échangeaient des sourires satisfaits à la table du petit déjeuner. Müller était surprise de n’éprouver aucune honte. Du point de vue des autorités, elle était célibataire maintenant que son mari était devenu un ennemi de l’État, un pervers et un assassin. Cependant, malgré son infidélité, Karin n’était pas encore prête à le laisser tout à fait tomber.

Que dire de Werner Tilsner ? Elle le vit enfourner un morceau de petit pain dans sa jolie bouche. Marié, deux enfants. Était-elle censée culpabiliser ? C’était lui qui avait juré fidélité à Koletta, pas Karin, et il n’avait pas fallu beaucoup insister pour le séduire.

Tilsner avala une dernière gorgée de café et s’essuya les lèvres sur sa serviette.

— Tu es prête, ma jolie ?

— Continue à m’appeler Karin ou chef s’il te plaît, sous-lieutenant.

 

Emmitouflés dans les vêtements les plus chauds qu’ils aient pu trouver, Müller et son adjoint rejoignirent dans leur Wartburg le commissariat de Wernigerode. Vogel fumait une cigarette à l’entrée du parking comme s’il les attendait.

Tilsner baissa la vitre, Vogel se tourna pour souffler la fumée de sa cigarette avant de pencher la tête dans l’habitacle.

— Petit avertissement, dit-il. Je n’entrerais pas si j’étais vous. Et l’exercice de reconnaissance au sommet du Brocken est annulé.

— Pourquoi ? demanda Tilsner, perplexe.

— À cause du lieutenant Müller ici présente. La Stasi nous a demandé de l’arrêter.

— Quoi ? s’écria Tilsner. Mais la plus haute autorité de la Stasi nous a habilités à mener cette enquête ! Montre-lui, Karin.

Müller produisit l’autorisation de Mielke que Tilsner fit passer à Vogel.

— Je ne comprends pas, ce document a l’air authentique, dit le jeune officier. Je peux aller le montrer à Baumann ?

— Je crains que non, camarade Vogel, dit Müller en tendant la main pour qu’il le lui rende. Vous pourrez faire une photocopie à notre retour ce soir.

Elle s’empara de la lettre qu’elle replia et rangea avec soin dans la poche intérieure de son blouson.

— En tout cas, le capitaine Baumann ne supporte pas que la Stasi lui dicte sa conduite, et il s’efforce d’éviter ses émissaires, reprit Vogel. Cela dit, si vous croisez son chemin, en particulier dans l’enceinte du commissariat, il sera obligé d’agir. Voilà pourquoi je vous conseille de l’éviter. Donc si vous voulez vous rendre au sommet du Brocken, il faudra le faire sans nous. La route est dégagée. Ah, au fait, vous avez oublié ça hier soir au bureau, dit-il en leur tendant des documents : les autorisations nécessaires pour pénétrer dans la zone interdite du Brocken, datées de la veille.

— C’est très aimable, lieutenant, dit Tilsner, le sourire aux lèvres.

Vogel s’éloigna en hochant la tête, l’air grave.

Avant de faire démarrer la voiture, Tilsner se tourna vers sa collègue.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec la Stasi ?

— C’est Reiniger, répondit Müller sans le regarder. Il m’a suspendue parce que Gottfried est inculpé de meurtre et de tout un tas d’autres choses.

Tilsner garda le silence un moment, une drôle d’expression sur le visage. On aurait dit qu’il se sentait un peu coupable, peut-être à cause de leur aventure d’une nuit. Sa désinvolture n’est peut-être qu’une façade, après tout, songea Müller.

— C’est ce qu’il t’a annoncé par radio ? finit-il par demander.

— Oui. Et comme j’ai enfreint un ordre explicite, il vient d’ordonner mon arrestation. J’ai prétendu ne pas l’entendre à cause de la mauvaise réception.

— Je prends la relève, alors ?

— Non, Werner, pas du tout. Tu démarres et tu nous emmènes au Brocken.

— Oui, chef, dit Tilsner, sourire aux lèvres.