CHAPITRE 46

Février 1975.
Une forêt, en Allemagne de l’Est.

Noël est passé. Le Nouvel An aussi. Il se peut que nous ayons perdu la notion du temps à force de graver des marques sur le mur ; ce qui est sûr, c’est que toutes les journées se ressemblent, y compris ces deux-là. Mathias continue à remplir les wagonnets de pierres, celles que les mineurs, les gardes, ou qui que soient ces hommes, arrachent à la paroi rocheuse. Je continue à pousser le wagonnet plein vers le puits et Beate remonte la pierre à la surface. Ce n’est pas le minerai d’argent que nous cherchons pour augmenter la fortune personnelle de Neumann : je le sais à cause du tas de scories en haut du puits que personne ne touche et qui ne cesse de grossir. Que faisons-nous, alors ? Tout ce que Neumann accepte de nous dire, c’est que nous participons à un projet spécial ayant reçu l’approbation du ministère de l’Éducation. Il lui arrive de s’absenter. Il va et vient, mais il y a toujours quelqu’un pour nous surveiller, prêt à faire feu.

Il n’y a pas grand changement, à vrai dire, à part l’humeur de Beate. Elle a l’air d’exulter. Un soir, elle se confie à moi. Allongée sur les matelas, tirant sur la chaîne qui nous entrave les jambes tous les soirs, elle s’étire jusqu’à pouvoir me chuchoter à l’oreille sans que Mathias entende.

— J’ai découvert où nous sommes.

— Où ça ?

— Dans le Harz, tout près de la frontière interallemande, au pied du Brocken. C’est la plus haute montagne de la région. Ça explique qu’il y ait toute cette neige dehors.

Nous creusons un tunnel tout près de la frontière. Je réfléchis quelques instants à cette nouvelle. D’après la direction du soleil couchant, j’essaie de me représenter le sens de la galerie souterraine. Elle doit aller vers l’ouest. Ça ne tient pas debout. Nous avons fui en RFA et on nous a rapatriés en RDA en vertu de ce que Neumann appelle l’« accord pour le rapatriement des mineurs de moins de seize ans ». Les douaniers n’ont donc fait que respecter les ordres. Pas étonnant que la douanière au chien ait eu l’air si bouleversée. On a aussi compris comment ils ont pu monter à bord et nous trouver tout de suite : Mathias a dû nous trahir, c’est la seule explication plausible. Et maintenant, nous creuserions pour retourner à l’Ouest ? C’est de la folie ! J’ai du mal à croire que le tunnel nous soit réservé.

Beate se demande pourquoi je ne dis rien.

— Tu m’as entendue, Irma ? répète-t-elle.

— Oui, mais pourquoi es-tu si emballée ? On nous retient toujours en esclavage.

— J’ai été invitée à une autre fête, dit-elle en me serrant fort la main. D’après Neumann, ce sera comme à Vilm.

Je ne comprends pas. Pourquoi semble-t-elle si impatiente ?

— Et j’ai trouvé qui était l’homme qui m’a forcée à coucher avec lui à Vilm. Je savais que son visage me disait quelque chose. Je l’ai encore vu hier dans un exemplaire du Neues Deutschland que l’un des gardes avait laissé sur la table du petit déjeuner. Il participera à la fête qui va être donnée en haut du Brocken. Et il m’a invitée, moi. C’est une huile, une vraie. Il s’appelle Horst Ackermann. Aussi haut placé qu’on puisse l’être sans être ministre. Il est général au ministère de la Sécurité d’État.

— La Stasi ? Oh, Beate, fais attention. Tu ne dois pas leur faire confiance.

— Ne sois pas bête. Cette fois, je suis sûre qu’en jouant le jeu, je réussirai à le convaincre de nous libérer, de tenir sa promesse à propos du bac, de tenir toutes ses promesses. Tu ne vois pas que c’est une opportunité, Irma ? J’essaierai de les persuader de t’aider, toi aussi, et tout ça sera fini et nous serons libres.

Je la fais taire en lui caressant la main.

— Fais attention, Beate, fais très attention. J’espère que tu sais ce que tu fais.

 

J’aurais dû l’en empêcher, bien sûr. J’aurais dû savoir que c’était de la folie de renouer la relation violente qui l’avait rendue si malheureuse. Mais je ne l’ai pas fait.

Beate Ewert et moi nous étions juré d’être amies pour la vie, et pourtant, je l’ai laissée enfiler sa tenue de sorcière courte et noire pour assister à la soirée costumée, je l’ai aidée à se peindre les ongles avec un feutre emprunté à Neumann. Je l’ai embrassée sur la joue quand elle est partie, en regrettant un peu de ne pas pouvoir l’accompagner tout en sachant ce qui se passait à ces fameuses fêtes.

C’est la dernière fois que je l’ai vue.