CHAPITRE 47

Mars 1975. Seizième jour.
Le Harz, Allemagne de l’Est.

— C’est une bonne idée de se lancer là-dedans tous les deux, chef ? Tu ne crois pas qu’on a besoin de renfort ? demanda Tilsner quand les deux policiers quittèrent le parking du commissariat de Wernigerode.

— On n’a pas le choix, répondit Müller. Si nous demandons à Baumann, il sera obligé de m’arrêter.

Un ange passa. Müller se félicitait de porter ses lunettes noires pour se protéger de la réverbération et cacher la gêne qui persistait après les ébats de la veille.

D’anciennes exploitations minières flanquaient la route, et des carrières empiétaient sur la forêt. Ce devait être hideux en été, mais la neige apportait une certaine douceur au paysage, créant une atmosphère alpestre. Ils suivirent la même route que la veille, mais au lieu de poursuivre leur chemin vers l’ouest et la frontière, ils bifurquèrent au nord-ouest vers le Brocken. La route était couverte de neige. Tilsner coupa le moteur et se gara sur le bas-côté.

— Par précaution, il vaut mieux que je mette les chaînes, annonça-t-il. D’après la carte, la route monte encore sur une centaine de mètres vers Schierke.

— Je n’avais pas réalisé que ce serait si compliqué, dit Müller quand Tilsner descendit de la voiture. Il va nous falloir des skis, non ? l’interpella-t-elle en ouvrant la vitre côté passager.

Tilsner reprit un instant le volant pour avancer la Wartburg de quelques centimètres afin d’attacher les chaînes.

— Il y a une station de sports d’hiver dans le village. Nous devrions pouvoir nous procurer du matériel auprès du club de ski en montrant nos laissez-passer. En revanche, si les agents de Reiniger sont déjà à nos trousses, c’est risqué.

Pensive, Müller frotta ses mains gantées l’une contre l’autre pour les réchauffer.

— D’après la carte, il est impossible de rejoindre la mine en voiture, dit-elle. À skis, c’est faisable. C’est un risque qu’il va falloir courir.

 

Si les deux policiers faisaient l’objet d’un avis de recherche en RDA, la nouvelle n’était pas arrivée jusqu’à Schierke – peut-être à cause des conditions météorologiques difficiles. Dès qu’ils montrèrent leur carte de la Kripo, le personnel du club de ski, tout excité, se mit en quatre pour les aider, se demandant quelle opération pouvait bien justifier la présence de deux policiers berlinois dans leur village. Müller n’était pas dupe, néanmoins : les lignes téléphoniques avaient beau être en panne, le bouche à oreille fonctionnait. Un des employés du club devait être un informateur de la Stasi, et on saurait bientôt où les trouver.

Skis de fond attachés à la galerie prêtée par le club, ils s’orientèrent à l’aide de la carte vieillotte confisquée par Müller à la chambre d’hôtes pour monter en direction du Brocken.

Lorsqu’ils arrivèrent sur un plateau, Müller fit signe à Tilsner de se garer. Il coupa le moteur. Assise près de son adjoint, Müller vérifia à travers le pare-brise qu’ils n’étaient pas suivis. Les deux collègues profitèrent un moment du silence, contemplant le point de vue sur le sommet du Brocken. Ça ressemblait presque à un générique de film. Des pins aux branches ployant sous la neige parsemaient les pentes de la montagne ; au sommet, toute une panoplie d’antennes se dressait vers le ciel comme autant d’aiguilles essayant de percer l’azur, entourées des sphères de la station d’interception des transmissions : les yeux et les oreilles de la RDA braqués sur le monde capitaliste derrière la frontière.

Le vieux puits minier et les bâtiments voisins étaient encore distants de deux kilomètres en descendant un sentier le long d’une colline sur leur gauche en direction de la frontière. Ils allaient devoir faire le reste du chemin à skis : la Wartburg ne s’en sortirait pas malgré les chaînes, et même un véhicule à quatre roues motrices aurait peiné. Müller, née et élevée dans un village de sports d’hiver – bien que situé plus au sud, en Thuringe – ne redoutait pas le moins du monde de traverser la forêt à skis. Elle se demandait juste dans quelle mesure les déclarations de Tilsner sur ses compétences dans ce domaine n’étaient pas de simples fanfaronnades.

En ouvrant la portière, Müller sentit souffler l’air glacial où flottait une odeur d’épicéas. La peau de ses joues se tendit sous l’effet du froid. Quel contraste avec le brouillard de pollution quotidien à Berlin ! Elle se leva, piétina la neige dans ses chaussures de location. Sorti lui aussi de la voiture, Tilsner s’étirait en se réchauffant les mains. Il avait les doigts si engourdis qu’il eut du mal à détacher les skis de la galerie. Quand il tendit les siens à Müller, qui n’avait pas encore enfilé ses gants, les fixations métalliques lui restèrent collées aux mains.

— Je n’aime pas ça du tout, dit Tilsner. Nous sommes seuls en terrain inconnu. Tu as ton arme, au moins ?

Müller savait que son Makarov était bien à l’abri du holster sous son blouson, pourtant, elle laissa tomber les skis et prit la peine de vérifier avant de hocher la tête.

— Tu as des pinces coupantes ?

— Il y en a dans le coffre.

Tilsner contourna la voiture. Il se pencha d’abord du côté conducteur et chercha quelque chose. Au bout de deux ou trois minutes, il jeta un coup d’œil à Müller puis se dirigea vers le coffre, espérant peut-être qu’elle n’avait rien remarqué. Que mijotait-il ? Je ne peux compter que sur moi-même dans cette histoire, songea Müller, il est tout aussi susceptible de me dénoncer que les autres. Cette affaire n’en valait peut-être pas la peine. Pourquoi Irma lui importait-elle autant ? Si elle laissait tomber maintenant, Jäger honorerait-il sa part du marché en essayant d’aider Gottfried ?

Tilsner lui fit enfin signe qu’il était prêt à y aller.

Müller s’élança la première. Elle prit de la vitesse sur le plat, enfonçant ses bâtons et poussant sur ses skis l’un après l’autre, dessinant des chevrons dans la neige. Jambes resserrées, elle s’accroupit et partit tout schuss dans la descente. Cela lui rappelait les vacances aux sports d’hiver avec Gottfried au début de leur mariage, près de la ville d’Oberhof, en Thuringe, là où elle avait grandi. Il était nul en ski, ne cessait de tomber mais, sachant combien elle aimait la neige, il était déterminé à tenter le coup et à faire de son mieux pour la suivre.

Derrière elle, le bruit des skis de Tilsner indiquait qu’il la suivait de près : il n’avait pas exagéré ses compétences. Gottfried n’aurait jamais pu suivre à pareille vitesse. Les pins défilèrent de part et d’autre du sentier sur plusieurs centaines de mètres avant que Müller se rende compte qu’elle n’entendait plus Werner. Elle décrivit un ou deux virages pour essayer de ralentir, mais la pente était devenue plus abrupte.

Elle ne maîtrisait plus sa vitesse.

Tout à coup, une douleur fulgurante lui transperça les tibias.

Le temps parut suspendu quand elle culbuta dans un amas de neige ; ballottée de toutes parts, elle tenta d’enfoncer ses mains dans la poudreuse pour arrêter sa chute. Soudain, un craquement : elle avait foncé dans un arbre tête la première. La douleur la submergea.

Müller lutta pour reprendre connaissance, comme si, sous l’eau, elle s’efforçait de regagner la surface. Mais les coups de poignard dans ses jambes et la douleur atroce dans son crâne semblaient l’enfoncer, au contraire. Elle toucha sa jambe droite, son pantalon déchiré, son tibia humide. Approchant la main de son visage, elle vit du sang. Elle avait dû foncer tête baissée dans un câble métallique tendu en travers de la piste.

Le froid lui saisit soudain le visage quand une ombre vint s’interposer entre elle et le soleil d’hiver. Tilsner venait la secourir.

Elle se concentra. Ce n’était pas Tilsner. C’était un homme qu’elle ne reconnaissait pas, en tenue de camouflage blanche, qui lui braquait une arme entre les deux yeux.