CHAPITRE 48

Un mois plus tôt (février 1975).
Le Harz, Allemagne de l’Est.

Les jours ont passé. C’est Neumann lui-même qui remplace Beate en haut du puits. Je lui ai demandé ce qui était arrivé à mon amie mais il a fui mon regard. Il a répondu qu’elle était malade… qu’elle ne pouvait pas assumer ce travail exigeant… qu’on l’avait envoyée dans un autre foyer. Des mensonges. Rien que des mensonges.

Neumann a l’air de plus en plus fou. Il est hagard ; sur la partie balafrée de son visage, le bandeau est sale ; il est échevelé et, chaque fois qu’il me parle, il n’arrête pas de gigoter.

Maintenant que Mathias et moi sommes en tête à tête dans la vieille cabane, je daigne lui parler un peu plus. Sans cela, les nuits dans le noir seraient insupportables. Allongés, nous discutons et nous demandons ce qui a pu arriver à Beate. Nous avons renoncé à compter les jours sur le mur en planches. Tout ce que je sais, c’est que nous sommes en février, que nous avons tous les deux seize ans et que, si nous avions attendu jusqu’à aujourd’hui pour fuir Prora Ost, nous n’aurions pas été concernés par l’horrible accord pour le rapatriement des mineurs. Nous serions libres en RFA à l’heure qu’il est. Nous n’étions pas au courant à l’époque, à la maison de correction – Beate et moi, en tout cas. Mathias savait peut-être, ce qui expliquerait pourquoi il était si déterminé à se cacher dans les cartons et à participer à mon plan insensé, ce plan dingue qui a failli marcher.

Un jour, Mathias remarque que la galerie décrit une légère pente ascendante. Neumann a dû déplacer les charges de dynamite de quelques mètres chaque jour. Nous ignorons ce que ça signifie. Nous poursuivons notre travail d’esclave : les gardes-chiourme extraient les pierres détachées de la paroi, Mathias les charge et je pousse le wagonnet le long des rails de la galerie, puis je négocie le tournant près des marches de pierre et vide son contenu dans le baquet que Neumann remonte à la surface.

On nous fait travailler tous les jours jusqu’à épuisement. Une fois dans cet état, nous avons le droit de gravir la douzaine de marches taillées dans la roche qui mènent au pied de l’échelle verticale.

 

Alors que nous sommes allongés sur nos matelas, chacun à un bout de la pièce, je demande à Mathias ce qu’il a voulu dire quand il m’a avoué s’être fait avoir.

— Tu vas me détester quand je t’aurai expliqué, dit-il.

— Essaie toujours.

— Nous avons passé un accord, à Prora Ost.

— Quel accord ?

— Si j’acceptais de surveiller les autres de près, de les dénoncer en secret, ils ont dit que, dès notre seizième anniversaire, Beate et moi serions autorisés à suivre un cursus normal, à quitter la maison de correction et à passer le bac. Ils m’ont promis de nous laisser faire des études supérieures et de nous attribuer un appartement. Notre avenir était tout tracé.

— Beate était au courant ?

Si tel était le cas, pourquoi se soumettre aux perversions d’Ackermann ?

— Non, je n’ai pas osé le lui dire.

Je garde le silence un moment tout en réfléchissant aux implications de ses aveux.

— Tu dois me détester, Irma, non ?

Je prends mon temps pour répondre.

— Je sais de quoi ils sont capables, Mathias, finis-je par dire. Je ne te déteste pas, même si je trouve que tu as eu tort.

Mes propos ne reflètent pas mes véritables sentiments.

— Merci, Irma. Ça compte beaucoup pour moi. Bonne nuit.

— Bonne nuit, Mathias.

Quelques minutes plus tard, il ronfle, réconforté par mes paroles, qui sait ? Les pensées se bousculent dans ma tête. S’il nous a dénoncées, qu’a-t-il raconté et à qui ? Savait-il qu’on obligeait Beate à se rendre aux fêtes de Vilm ? A-t-il participé au…

Je refoule cette dernière idée, trop horrible à envisager.

 

Nous n’avons pas l’occasion de poursuivre la conversation au petit déjeuner le lendemain matin. Neumann et ses gardes-chiourme nous surveillent de près. Pourtant, j’ai bien réfléchi cette nuit : je veux en savoir plus.

J’attends que nous descendions l’échelle du puits sur laquelle Mathias me précède de quelques échelons.

— Psst, il y a juste une chose que je ne comprends pas, dis-je. Pourquoi voulais-tu fuir avec nous si tu croyais qu’on allait s’occuper de toi en RDA et te laisser quitter la maison de correction ?

Il ne répond pas avant d’avoir atteint la plate-forme intermédiaire. Il se tourne vers moi alors qu’il ne me reste que deux ou trois échelons à descendre. Son visage anguleux se découpe dans la pénombre du puits. Mathias n’est plus le bellâtre d’autrefois. Les mois passés à travailler sous terre, dans la poussière et la saleté, ont laissé des traces.

— Je ne supportais pas l’idée d’être séparé d’elle, Irma. Je savais qu’elle voulait passer à l’Ouest. Je ne lui avais pas dit que j’étais un informateur, elle m’aurait détesté, alors j’ai dû la suivre sur un coup de tête.

Je soutiens son regard, il baisse les yeux. Il me cache quelque chose, et je crois savoir ce que c’est. Je m’en doute depuis un moment.

— Ton dernier boulot d’informateur, dis-je, la voix pleine de haine et de colère, c’était sur le cargo, n’est-ce pas ? Quand tu as dit que tu étais déjà monté sur le pont ?

— Oui, murmure-t-il, trop honteux pour me regarder.

— Tu leur as demandé d’appeler la RDA.

Un hochement de tête, presque imperceptible.

— Et ils t’ont parlé de l’accord pour le rapatriement des mineurs, c’est ça ?

Pas de réaction.

— C’est ça, Mathias ?

Il acquiesce de nouveau.

— Et je crois savoir à qui tu mouchardais. C’était à la Stasi, n’est-ce pas ? Ils t’ont recruté à Prora ?

— Pardon, Irma. Je suis vraiment désolé.

En silence, j’essaie de digérer l’information. Mais je ne vais pas le laisser s’en tirer comme ça.

— Pourquoi as-tu fait ça, Mathias ? Pourquoi nous as-tu livrés à la police alors que Beate et toi étiez si près de gagner votre liberté ?

— Parce que je savais que nous avions de grandes chances d’échouer. Et même dans le cas contraire, comme nous étions mineurs, je savais que nous risquions d’être rapatriés à l’Est. Et alors…

— Alors quoi ?

— L’espoir de quitter la maison de correction, d’obtenir une place à l’université, de commencer une nouvelle vie avec Beate se serait effondré.

Tout est clair comme de l’eau de roche. Les douaniers qui nous attendaient sur le quai à Hambourg n’ont pas fouillé le cargo par hasard. Quelqu’un en RDA leur avait refilé un tuyau qu’il tenait de l’espion de la Stasi Mathias Gellman. Il travaillait pour l’organisation qui s’est assurée que maman finisse en prison, qui a tout mis en œuvre pour me séparer de grand-mère et qui m’a fait atterrir dans l’odieux trou à rats de Prora.

— Tu n’es qu’un salaud, Mathias, une véritable ordure, et je ne te pardonnerai jamais.

— Pardon, bredouille-t-il encore avant de se tourner pour descendre les marches.

Des images de Beate, de la maison de correction, de notre allégresse en voyant les lumières de Hambourg défilent dans ma tête. Des images heureuses de maman, grand-mère et moi petite fille sur la plage. Elles m’oppressent, me narguent et, à l’instant où Mathias pose le pied sur la marche, je profite qu’il soit déséquilibré pour le pousser. Il tombe.

Son cri est interrompu par un coup sourd, écœurant, quand il atteint le bas de ces marches abruptes et glissantes.

À chaque action, une réaction égale et opposée. Vous voyez, je me souviens de certaines choses apprises à l’école.