Karin empoigna son bras gauche qu’elle serra pour tenter de juguler l’hémorragie. À l’instant où l’officier tirait, Jäger avait poussé le canon de son arme de quelques millimètres, ce qui avait suffi à dévier le tir. Müller savait qu’elle avait eu de la chance.
Elle sentit Irma bouger sous elle. L’adolescente était vivante.
Jäger avança.
— Ne me touchez pas ! hurla Müller. Et elle non plus !
Elle lui avait fait confiance. Ces rendez-vous intimes au Kulturpark, au jardin public, sur la Weisser See… et pourtant, un instant plus tôt, Jäger aurait volontiers laissé Irma se faire descendre.
Le lieutenant-colonel de la Stasi recula, donna d’autres ordres à l’officier en civil, sans doute un agent de la Stasi allié à la faction de Jäger. Des coups de feu, des cris et des explosions retentissaient dehors.
— Vous allez bien ? murmura Irma en remuant pour essayer de mieux s’installer sous le poids de Müller.
— Oui, et toi ?
Müller sentit qu’Irma hochait la tête derrière elle et serrait son bras valide.
Jäger sortit en donnant d’autres ordres, et soudain apparut devant Müller le sourire de gentil géant du capitaine Baumann, suivi du sous-lieutenant Vogel. Des officiers de la police criminelle comme elle ; des hommes en qui elle pouvait avoir confiance.
— Je ne m’éloignerai d’elle que si vous m’assurez qu’on ne lui fera aucun mal, dit-elle à Baumann.
— Il ne vous arrivera rien ni à l’une ni à l’autre. Je vous en donne ma parole, affirma-t-il.
Déroulant une bande que Vogel lui tendait, il pansa le bras blessé de Müller.
— Il faut vous conduire à l’hôpital le plus vite possible.
— Elle doit m’accompagner. Ne laissez pas Jäger l’approcher, dit Karin d’un ton féroce.
Souriant, Vogel aida Baumann à la relever.
— On va s’occuper de vous deux, lieutenant Müller.
Baumann s’agenouilla pour réconforter Irma et s’assurer qu’elle n’avait rien.
Le corps de Pawlitzki était avachi dans un coin de la pièce. Le deuxième confrère abattu en moins de vingt-quatre heures. Car Müller supposait que Tilsner ne s’en était pas sorti.
— Avez-vous trouvé Werner ? demanda-t-elle à Vogel.
Celui-ci baissa les yeux en hochant la tête. Müller n’eut pas à demander s’il était mort, l’expression de Vogel voulait tout dire.
— On l’emmène à l’hôpital, mais le pronostic n’est pas bon.
— Il est encore en vie ? fit Müller, surprise.
— Ne vous emballez pas. Il avait un pouls très faible, rien de plus.
Vogel et Baumann tinrent parole. Ils escortèrent Müller et Irma jusqu’à l’hôpital pour éviter que l’inspectrice n’ait affaire à Jäger dans l’immédiat. En l’aidant à gravir les quelques marches qui les séparaient de la surface, Baumann lui apprit que le bunker était un poste de commandement avancé, lié au développement des fusées V2 par Hitler dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale. Sonnée, Müller ne saisit qu’en partie ses explications. Ce devait être logique car, d’abord situé sur la côte baltique, le principal site de production des V2 avait ensuite déménagé plus au sud, dans le Harz, près de Nordhausen. Alors qu’ils avançaient sur le chemin de la cabane, Müller vit des corps étendus dans la neige, entre les arbres, leurs tenues de camouflage blanches tachées d’éclaboussures écarlates. De la fumée et de la poussière s’élevaient du puits minier, conséquence des explosions entendues plus tôt sans doute. Condamnait-on le tunnel qui aurait dû permettre à Pawlitzki de fuir ?
Les deux fonctionnaires de la police locale, Müller et Irma traversèrent la forêt à bord d’un 4 × 4. Müller tourna la tête en passant devant l’endroit où Tilsner avait été blessé. En voyant le trouble et la terreur dans le regard d’Irma, elle se pencha pour la serrer dans ses bras, tressaillant de douleur à cause de sa plaie.
— Chut, murmura-t-elle. Ça va aller maintenant, c’est fini.
Irma la regarda, l’air résignée.
— Pour vous, peut-être. Vous êtes sûre d’être réintégrée dans la police.
Müller n’était pas aussi persuadée que l’adolescente d’avoir encore un avenir dans la police. Après tout, elle avait bravé l’autorité de Reiniger et ne comptait plus les règles qu’elle avait enfreintes.
— Pour moi, ce n’est pas fini, poursuivit Irma. Je vais retrouver la maison de correction. Ou ce sera la prison, et je doute que ce soit très différent.
— Je ne le permettrai pas, je te le promets, dit Müller en plantant son regard dans celui de l’adolescente alors que le 4 × 4 cahotait sur le sentier forestier couvert de neige.
Quand ils atteignirent le plateau en haut du sentier, Müller chercha des yeux la Wartburg que Tilsner avait garée sur le bas-côté.
Baumann remarqua son regard dans le rétroviseur.
— Mieux vaut tirer un trait sur votre voiture, camarade Müller. Ils l’ont brûlée avant de la pousser dans le vide. C’est ce qui nous a alertés.
— Jäger vous accompagnait ? dit-elle, sourcils froncés, en frottant avec précaution son bras bandé.
— Non, répondit Baumann. Jäger et ses hommes étaient déjà sur place. Nous sommes arrivés juste au moment où ça devenait amusant.
— Qui a prévenu Jäger, alors ? dit Müller, perplexe.
Même si Pawlitzki l’avait en partie mise au courant de sa version de l’histoire, beaucoup de détails lui échappaient encore.
— Aucune idée, camarade Müller. Il faudra le lui demander vous-même.