Müller et Irma passèrent deux jours à l’hôpital de Wernigerode. Grâce aux relations de Baumann et Vogel au commissariat du coin, Müller avait obtenu que leur chambre soit surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par un homme en faction. Elle avait aussi insisté pour garder son Makarov sur la table de chevet.
Les médecins étaient plus préoccupés par sa blessure à la jambe que par celle au bras qui, selon eux, n’était guère plus qu’une écorchure.
Müller regarda Irma, endormie dans le lit voisin, puis caressa du bout des doigts la détente de son pistolet, comme pour s’assurer de sa présence.
L’adolescente était en état de choc et souffrait de malnutrition légère. Au bout d’une journée d’hospitalisation, les médecins affirmèrent qu’elle était assez remise pour quitter l’hôpital, ce que Müller refusa : l’adolescente restait avec elle. Quand ils signifièrent leur désaccord, elle fit appel au docteur Eckstein. Le chef du service médicolégal lui donna raison. Les employés subalternes avaient un grand respect pour lui, même s’il était spécialiste des morts plus que des vivants.
Qu’était-il advenu de Gottfried ? Elle n’avait toujours aucune nouvelle de lui et ne voulait plus avoir affaire à Jäger, son meilleur espoir d’en obtenir. En se souvenant de Schmidt et des photos, elle demanda à l’infirmière si elle pouvait passer un coup de téléphone du bureau. Irma ne risquerait sans doute rien pendant quelques minutes. Müller s’assura que le garde savait où elle allait.
Elle ferma la porte du bureau où l’infirmière l’avait fait entrer et composa le numéro de Schmidt au laboratoire de Keibelstrasse. Quand il répondit, l’inspectrice eut du mal à distinguer ses propos brouillés par les grésillements et les parasites de la ligne.
— Navrée de ne pas vous avoir donné de nouvelles, Jonas. Ça a été un peu compliqué. Vous vous rappelez ces photos que je vous ai confiées avant de quitter Berlin, les photos de mon mari ? Qu’avez-vous pu en tirer ? dit-elle, criant pour se faire entendre.
Schmidt répondit en criant à son tour, à tel point que Müller dut éloigner le combiné de son oreille pour éviter de devenir sourde. Elle eut pourtant du mal à comprendre ce qu’il disait.
— Les clichés de votre mari devant l’église de Prenzlauer Berg et de son rendez-vous avec le pasteur m’ont l’air authentiques, je le crains, camarade Müller.
— Je m’en doutais, Jonas, soupira-t-elle. C’est plutôt celles prises à la maison de correction qui m’intéressent.
— Ah, eh bien, les protestations de votre mari et vos soupçons en ce qui les concerne sont tout à fait justifiés.
Müller se sentit libérée d’un grand poids.
— Que voulez-vous dire, Jonas ?
— Ce sont des photomontages. Ce sera assez facile de le prouver. Ils ont été créés à partir de deux négatifs de clichés de surveillance pris à différents moments, on s’en aperçoit grâce aux ombres. Les deux photos ont été prises pendant la journée, éclairées à la lumière naturelle. La pièce semble être exposée plein ouest et donc, après avoir consulté la carte de Rügen, je dirais qu’elle est située à l’arrière du complexe de Prora.
Müller essaya de se représenter la scène. Cela semblait coller avec ce qu’elle se rappelait de la carte routière et de la configuration de la maison de correction.
— La photo de Beate a été prise vers midi ou en début d’après-midi. Elle tourne le dos à la fenêtre et la carafe projette une ombre sur la gauche, poursuivit Schmidt. Alors que celle de votre mari à l’infirmerie a été prise en fin d’après-midi ou en début de soirée, car son ombre est placée derrière lui, presque à quatre-vingt-dix degrés de la fenêtre.
Soulagée, Müller ferma les yeux un instant. Gottfried avait raison. Comment avait-elle pu douter de lui ? Peut-être avaient-ils encore un semblant d’avenir ?
— Êtes-vous toujours là, camarade Müller ? La ligne est très mauvaise.
— Oui, Jonas, je suis toujours là. J’ai tout entendu. Merci infiniment. Vous n’imaginez pas ce que ça signifie pour moi.
— Avec plaisir, camarade Müller. Je n’aime pas qu’on déforme les faits, pas plus que vous, je pense. Je suis ravi d’avoir pu vous aider, surtout à propos d’une affaire aussi… délicate.
— Eh bien, je vous en suis extrêmement reconnaissante, Jonas. J’ai besoin que vous fassiez une dernière chose pour moi. Si ces photos venaient à disparaître, je n’aurais pas la preuve de l’innocence de mon mari : j’aimerais donc que vous en fassiez des copies et que vous rédigiez un rapport que vous remettrez à…
À qui pouvait-elle faire confiance ? Qui en était digne ? Le colonel Reiniger lui avait annoncé que son mari était inculpé de meurtre. Il fallait qu’il sache que les photos étaient truquées.
— Envoyez le tout à Reiniger de ma part. Envoyez une deuxième copie du rapport et des photos chez moi et une troisième à quelqu’un en qui vous avez confiance. Au cas où, Jonas. Je suis sûre que vous comprenez.
— Avec plaisir, camarade Müller. Est-ce que l’enquête avance, si vous me permettez une question ?
Müller repensa à tout ce qui s’était passé. Aux trois adolescents, à Tilsner, à Pawlitzki. Schmidt n’avait pas besoin de le savoir, pas encore, du moins.
— Nous sommes sur la bonne voie, Jonas. Et votre travail au labo nous a permis d’en arriver là. Ce n’est pas tout à fait fini, mais je crois que c’est pour bientôt.
— Ravi de l’entendre, camarade Müller. Soyez prudente. J’ai hâte de vous revoir à votre retour à Berlin.
Après avoir raccroché, Müller demanda à l’infirmière s’il existait un moyen de trouver où un patient avait été transféré et comment il se portait. Müller lui donna le nom du sous-lieutenant de la police populaire Werner Tilsner. Quelques minutes plus tard, l’infirmière lui annonça qu’elle n’avait pu obtenir aucune information concernant cette personne. Qu’est-ce que cela signifiait ? Tilsner avait-il été transféré dans un endroit secret ? Ou pire : l’hôpital n’avait-il pas trace de son adjoint parce qu’il n’avait pas survécu ?
À son retour dans sa chambre, le garde lui sourit, et elle vit qu’Irma dormait encore, d’un sommeil paisible. L’inspectrice s’autorisa à passer un autre coup de téléphone : à Jäger, cette fois. Il lui avait interdit de le contacter, mais dorénavant, elle refusait de se plier à ses règles. Elle demanda la permission à l’infirmière de se servir de nouveau du bureau.
Elle saisit le combiné, le coinça sous son menton et composa le numéro de sa main valide. Dans sa main gauche bandée, la feuille sur laquelle était noté le numéro du bureau de Jäger à Normannenstrasse était agitée d’un léger tremblement. Elle attendit que Jäger décroche, gagnée par l’appréhension qu’elle avait tant de fois éprouvée au cours de cette étrange affaire.
— Alors, Karin, dit-il enfin, j’espère que vous vous remettez bien.
— Je souffre encore un peu, mais oui, ça va. Je pense être assez en forme pour quitter l’hôpital demain et rentrer à Berlin. Avec Irma.
— Oui, c’est l’un des détails que nous devons régler. Par où voulez-vous commencer ?
Le ton de sa voix n’inspirait pas confiance à l’inspectrice. Il se montrait aussi amical que lors de leurs rendez-vous clandestins, et cela l’inquiétait.
— Gottfried, mon mari. Vous devez savoir que l’inculpation pour meurtre ne tient pas la route ?
— Tout à fait. J’en ai d’ailleurs informé les enquêteurs. J’ai tenu ma promesse.
— Et vous savez que les clichés le montrant en train d’agresser Beate sont des photomontages ?
— Oui, Karin. En revanche, ce n’est pas le cas pour les photos le montrant à l’église en compagnie de dissidents : rien n’a changé en ce qui concerne votre couple. Nous ne pouvons accepter que vous soyez mariée à un ennemi de l’État. J’ai fait ce que j’ai pu pour votre mari, mais si vous souhaitez rester dans la police criminelle, vous devrez signer la demande de divorce.
— Et ma suspension pour avoir désobéi aux ordres de Reiniger ?
— Vous lui avez désobéi, Karin ? Ce n’est pas ce qu’il a rapporté. D’après lui, la liaison était si mauvaise que vous n’avez pu l’entendre.
Müller pensa au colonel de la police. Il l’avait toujours protégée. C’était lui qui l’avait promue à l’origine, qui lui avait permis de prendre la tête de la brigade criminelle de Mitte ; elle était devenue la première inspectrice de RDA à ce niveau de responsabilités. Aujourd’hui, il semblait la tirer d’un mauvais pas.
— Il y a cependant une condition pour que vous échappiez aux mesures disciplinaires. Comme je vous l’ai dit, vous devrez divorcer. Gottfried a déjà signé les papiers, vous n’aurez qu’à ajouter votre signature.
— Puis-je le voir d’abord ?
— Non, je crains que ce ne soit impossible, Karin.
— Pourquoi ? Est-il toujours incarcéré ?
— Non, Karin. Il a été relâché. Les poursuites pour meurtre et perversion sexuelle ont été abandonnées. Je vous avais promis de vous aider, et j’ai tenu parole.
— Pourquoi n’ai-je pas le droit de le voir, dans ce cas ? Je ne comprends pas.
Jäger poussa un soupir à l’autre bout du fil.
— En l’occurrence, il valait mieux pour tous les partis concernés accéder à la demande de votre mari de quitter la RDA. Il est passé en RFA avec notre accord. Il restera fiché pour le dernier chef d’accusation. Il ne sera plus jamais le bienvenu.
Müller reçut la nouvelle comme un coup à l’estomac. Elle eut un hoquet de surprise et dut s’agripper à la table pour ne pas tomber.
— Quand est-ce arrivé ?
— Il y a deux ou trois jours, pendant votre séjour à l’hôpital de Wernigerode.
Müller se sentit glacée au plus profond d’elle-même.
— Vous allez signer les papiers ? demanda Jäger.
Les images se bousculaient dans l’esprit de Müller. Tous les bons moments vécus à deux. Les rendez-vous en amoureux à la fontaine des contes de fées du Volkspark Friedrichshain. Cette façon qu’il avait de la faire rire d’un rien. C’était du passé, fini. Ça avait peut-être pris fin quand elle avait couché avec Tilsner. Ça avait peut-être pris fin avant, au début de cette affaire, lors de cette soirée de beuverie avec son adjoint que quelqu’un – la police ou la Stasi – avait surveillée à son insu.
— Karin ? insista Jäger.
— Oui, murmura-t-elle en essayant de contenir ses larmes. Oui, je vais signer les…
Müller fut interrompue en pleine phrase par des coups urgents frappés à la porte en verre dépoli du bureau. Levant les yeux, elle vit le visage affolé de l’infirmière.
— La fille, dit-elle à bout de souffle. Elle a disparu !
— Quoi ? s’exclama Müller en laissant tomber le combiné.
Elle regagna la chambre au pas de course, l’infirmière sur ses talons. Une collègue et une femme portant un uniforme différent, l’infirmière en chef supposa Müller, changeaient les draps d’Irma. Le garde était introuvable.
— Où est-elle passée ? hurla Müller.
— Pas la peine de prendre ce ton, camarade, répondit l’infirmière en chef. Un haut fonctionnaire a signé sa décharge. Tout a été fait selon les règles. Il a aussi renvoyé le policier.
Müller courut vers l’ascenseur après avoir vérifié que son pistolet était bien rangé dans son holster. L’ascenseur, occupé, descendait vers le rez-de-chaussée et la sortie. Elle dévala l’escalier quatre à quatre ; à chaque pas, la douleur irradiait le long de son bras gauche meurtri et des coups de poignard lui transperçaient les jambes. Galvanisée par l’adrénaline, elle atteignit le rez-de-chaussée au moment où la porte de l’ascenseur s’ouvrait sur un médecin en blouse blanche. Irma et le fameux haut fonctionnaire avaient disparu.
— Avez-vous vu une adolescente rousse ? cria-t-elle au médecin qui fit non de la tête.
Personne dans les couloirs. Müller gagna le parking en courant, regardant partout, le cœur battant sous l’effet de la panique, mais Irma était introuvable. Sachant que chaque seconde comptait, elle remonta au troisième étage, hors d’haleine. L’infirmière en chef et sa collègue continuaient à faire le lit sans se presser.
— Je ne sais pas pourquoi vous êtes si inquiète, dit l’infirmière en caressant le drap-housse pour le défroisser. L’homme avait tous les documents nécessaires. Il était très haut placé.
— Comment s’appelait-il ? demanda Müller.
— Oh, je ne m’en souviens pas. Ce doit être dans le registre. Attendez un instant et…
De son bras valide, Müller sortit de sa poche l’article découpé dans l’exemplaire du Neues Deutschland que lui avait montré Pawlitzki et que Beate avait vu sur la table du petit déjeuner dans le bunker.
Elle brandit la photo de Horst Ackermann, chef adjoint de la Stasi, sous le nez de l’infirmière en chef.
— C’était lui ?
— Oui, oui. Je vous avais dit qu’il était haut placé. Je ne pouvais pas dire non à…
Müller courut jusqu’au bureau, poussa une infirmière qui se trouvait sur son chemin et rappela Jäger. Perdant son flegme habituel, le lieutenant-colonel de la Stasi paniqua quand Karin le mit au courant de la situation.
— Nom de Dieu ! cria-t-il à l’autre bout du fil. Nous avons lancé une alerte pour l’empêcher de traverser la frontière. Nous aurions dû prévenir l’hôpital.
— Je crois savoir où il va se rendre.
— J’ai ordonné que le tunnel de la mine soit détruit.
— Il n’en sait rien, n’est-ce pas ? J’y vais tout de suite.
— Soyez prudente, Karin. Il est prêt à tout. Je vais demander à la police locale de vous fournir du renfort et ordonner aux gardes-frontières de coopérer, mais ne foncez pas tête baissée comme la dernière fois. Vous avez vu ce que ça a donné.