CHAPITRE 57

Dix-neuvième jour.
Le Harz, Allemagne de l’Est.

Quand Müller, Baumann et Vogel arrivèrent, les troupes frontalières surveillaient déjà le puits minier. Personne n’avait tenté de franchir le cordon de sécurité, d’après le commandant de l’escadron.

— De toute façon, camarade lieutenant, la galerie a été bourrée d’explosifs tout de suite après l’incident. Le tunnel s’est effondré. Il est impraticable.

Müller était dubitative. Elle était sûre de pouvoir se fier à son intuition. Au cours de leur conversation téléphonique, Jäger avait eu le même pressentiment : Ackermann allait tenter de passer à l’Ouest par le tunnel creusé sous la frontière. Si Müller se trompait, ils n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où Ackermann et Irma étaient passés ; tout ce qu’ils savaient, c’était que le général avait sans doute l’intention de se servir de la fille pour négocier. Müller doutait qu’un plan pareil puisse fonctionner. Même la faction fidèle à Jäger au sein de la Stasi était tout à fait disposée à liquider l’adolescente. Jäger était à la poursuite d’Ackermann, il se fichait pas mal d’Irma. L’inspectrice, elle, voulait la retrouver, la sauver.

— Je comprends votre argument, camarade sous-lieutenant, dit Müller en regardant l’officier. Néanmoins, j’aimerais aller vérifier par moi-même au fond du puits.

— Mes hommes vous escorteront et vous précéderont pour vérifier que les lieux sont sûrs. Mais à mon sens, c’est une perte de temps. Comme je vous l’ai dit, le tunnel est bouché. Nous avons cependant reçu l’ordre de vous prêter main-forte dans votre enquête, alors c’est à vos risques et périls. Ça va aller ? dit-il en désignant le bras en écharpe de l’inspectrice.

Müller acquiesça avant de s’engager dans le puits, précédée par les deux gardes-frontières et suivie de Baumann et Vogel. Avec prudence, la policière descendit le long de l’échelle. Elle s’accrochait de la main droite en s’efforçant d’ignorer la douleur que lui causaient ses blessures.

Les deux gardes éclairaient les marches de pierre avec leurs torches et, quand la petite troupe fut rassemblée, ils bifurquèrent dans la galerie.

Le faisceau lumineux éclaira les rails qui disparaissaient sous l’éboulis bloquant le tunnel. Le tas de pierres s’élevait du sol au plafond. Quand Müller voulut avancer, un des gardes la retint.

— Je crains que ce ne soit trop dangereux, camarade lieutenant. Le tunnel a été renforcé jusqu’ici pour nous permettre de vérifier qu’il était bien condamné. Ce n’est qu’une mesure temporaire. Dans les prochains jours, nous allons nous procurer des explosifs plus puissants pour détruire le complexe, puits compris. Personne ne pourra plus jamais s’en servir.

Müller réfléchissait à toute allure. Ackermann et Irma n’auraient pas pu traverser ce tunnel. Alors où étaient-ils passés, bon sang ?

Müller allait commencer une phrase quand Baumann la fit taire :

— Écoutez, camarade Müller. Vous avez entendu ça ?

Les cinq policiers retinrent leur souffle. Les gardes éteignirent leurs torches, espérant peut-être que l’obscurité décuple leur ouïe.

— Là ! chuchota Baumann.

Cette fois, Müller entendit. Un bruit sourd et rythmique, audible bien que très faible, répétitif, suivi d’un silence. Puis les coups sourds reprirent, boum, boum, boum.

— Qu’est-ce que c’est, d’après vous, capitaine ?

— Je ne pourrais pas en jurer, mais on dirait le bruit de quelqu’un qui creuse.

Müller tendit encore l’oreille. Le bruit sourd reprit.

 

Les gardes-frontières refusaient de les laisser approcher de l’éboulis et ne semblaient pas pressés de découvrir l’origine des coups. Ils assurèrent aux officiers de la criminelle qu’ils allaient se hâter d’obtenir des explosifs plus puissants pour détruire le complexe. Si quelqu’un travaillait à la mine, il serait réduit en miettes.

Les trois inspecteurs n’eurent d’autre choix que de regagner l’air libre.

— Que faire, camarade Baumann ? demanda Müller, désespérée. Il faut trouver une solution pour sauver cette fille.

— Je ne crois pas que vous réussissiez à le persuader de rouvrir le tunnel, dit Baumann en lançant coup d’œil au lieutenant des gardes-frontières. Il est décidé à tout faire sauter.

Müller acquiesça. Il devait bien y avoir quelque chose à faire, tout de même.

— Ça vaut la peine de regarder de nouveau la carte ? demanda Vogel.

— Quelle carte ?

— Le jour où nous sommes venus vous chercher ici, le capitaine Baumann et moi avons réussi à nous procurer un vieux plan du chantier d’exploitation minière à la bibliothèque du coin. Il est plus détaillée que le vôtre.

— Où est-il ?

— Dans le 4 × 4.

Les trois policiers se précipitèrent vers le véhicule tout-terrain garé sur le bas-côté du sentier forestier. Vogel essuya le capot de la voiture avec ses gants et y déplia le plan.

— Nous sommes ici, dit-il, près de ce puits et de cette cabane. À l’origine cependant, comme vous pouvez le constater, il y avait d’autres puits miniers.

Il désigna trois autres cercles dispersés à travers la forêt.

— Comment savoir s’ils communiquent avec celui-ci ? demanda Baumann.

Vogel retourna le plan. Sur l’envers, on voyait d’autres dessins en coupe du complexe.

— N’oubliez pas que la mine a plus d’un siècle. Les gardes-frontières ont dû boucher les autres puits pour éviter que quelqu’un n’essaie d’imiter Neumann et Ackermann.

— De creuser sous la frontière pour passer à l’Ouest ? dit Müller.

— Exactement.

Vogel suivit de l’index le tracé des galeries et des puits sur le dessin.

— Deux puits sont susceptibles d’être reliés. L’un est à une centaine de mètres dans cette direction, dit-il en pointant du doigt un endroit de la forêt qui descendait vers la frontière, l’autre est à une cinquantaine de mètres environ dans la direction opposée, en montant vers le Brocken.

Cette route semblait plus abrupte, plus dangereuse.

Baumann attrapa trois torches dans le 4 × 4, en tendit une à Müller et s’assura que l’inspectrice était bien armée.

— Dans ce cas, mieux vaut que Vogel et vous inspectiez l’un des puits et que j’inspecte l’autre. Vous n’avez qu’un bras valide. Notre ami Vogel pourra vous aider.

Le sous-lieutenant sourit à Müller.

— Doit-on demander aux gardes-frontières de nous accompagner ?

— Non, ils n’ont pas été très utiles quand nous sommes descendus la première fois, dit Baumann. S’il y a moyen de descendre, évitons qu’ils ne nous en empêchent.

Les trois policiers vérifièrent le plan et le dessin en coupe une dernière fois en tentant de mémoriser les potentiels itinéraires avant de partir dans des directions opposées : Baumann vers le Brocken, Müller et Vogel vers la frontière.

Müller dut s’agripper à Vogel de sa main droite pour se frayer un passage dans la neige, entre les rochers et les troncs d’arbres. Ils progressèrent avec difficulté d’arbre en arbre, descendant petit à petit jusqu’à l’emplacement du puits. Ils ne le remarquèrent pas jusqu’à ce que Müller désigne un muret circulaire fermé par une grille rouillée.

— Il a l’air condamné, dit-elle.

Vogel tira sur le métal qui bougea un peu sans pour autant céder. Il ramassa une pierre dont il frappa le côté de la grille puis, se faufilant entre un arbre et le sommet du puits pour avoir une meilleure prise, il se remit à tirer. Avec un grincement et un fracas retentissant, la grille lui resta dans les mains, le projetant en arrière.

Müller alluma sa torche dont elle dirigea le faisceau au fond du puits.

— Je vois une échelle, dit-elle en la secouant de sa main valide. Elle a l’air de tenir.

— Mieux vaut que je passe en premier, lieutenant, pour pouvoir vous aider si vous avez du mal, dit Vogel en l’écartant en douceur du passage.

 

Müller ne savait pas à quelle profondeur ils étaient descendus dans le noir. Le froid était glacial dans ce puits, l’atmosphère humide et fétide. Vogel allait plus vite que sa collègue qui comprit au mouvement de sa torche qu’il était arrivé au fond.

Quand Müller le rejoignit, elle vit qu’ils étaient face à un carrefour. Vogel éclaira l’une des deux galeries.

— Par ici, murmura-t-il. Enfin, j’espère.

 

Elle entendit d’abord les pulsations, les boum, boum, boum de l’autre côté de la paroi rocheuse, sauf qu’à présent le bruit était plus aigu, plus fort, et qu’il se répercutait dans la galerie le long de laquelle ils rampaient. Ils éteignirent leurs torches par précaution. Quand Vogel tourna à un angle, Müller vit une nouvelle lueur trembloter. Leur tunnel s’ouvrit alors à hauteur d’homme, ce qui leur permit de s’étirer pour la première fois depuis plusieurs minutes. Müller massa son bras gauche. À mesure qu’ils approchaient du bruit sourd, la lumière devenait plus intense. Ils atteignirent un croisement. Vogel s’arrêta, passa la tête dans l’autre galerie puis recula d’un geste vif. Il fit signe à Müller d’approcher.

— Ils sont au bout de cette galerie, chuchota-t-il à son oreille. À une vingtaine de mètres.

Il céda la place à Müller qui se rapprocha, collée à la paroi de leur tunnel. Elle avança la tête de quelques centimètres afin d’apercevoir Ackermann et Irma de l’œil gauche. Elle remarqua d’abord la tignasse flamboyante d’Irma, puis le crâne chauve d’Ackermann qui brillait dans le faisceau de la lampe.

Müller enleva le cran de sûreté de son Makarov. Derrière elle, Vogel l’imita.

Au même instant, elle vit un autre éclair de lumière luire dans le tunnel, à l’autre bout de la galerie principale. Ackermann et Irma, occupés à creuser côte à côte, ne l’avaient pas remarqué. La lumière devint plus vive ; en entendant un bruit, Ackermann tourna la tête, prit son arme qu’il braqua vers le tunnel d’où Baumann s’apprêtait à sortir.

— Attention, il vous a vu, cria Karin.

Ackermann se retourna, dirigeant son pistolet vers elle.

— Jetez votre arme, camarade Ackermann ! hurla Baumann. Vous êtes en état d’arrestation, soupçonné de l’enlèvement et du meurtre de Beate Ewert !

Ackermann fit mine de baisser son arme, mais quand Baumann avança, il fit volte-face, relevant le bras. Un double éclair jaillit, et deux détonations retentirent alors que Vogel et Müller couraient dans le tunnel, pistolet levé. Touché, Baumann tomba à terre ; dans le chaos ambiant, alors que Ackermann braquait son arme sur Müller, il y eut un miroitement d’acier, un bruit sourd, le cri d’angoisse d’Irma qui abattait sa pelle de toutes ses forces sur la tête d’Ackermann. Le général de la Stasi s’effondra en avant, le crâne ensanglanté.

— Non, Irma ! cria Müller alors qu’une pluie de coups continuait de s’abattre sur le crâne du général, selon le même rythme répétitif qu’il l’avait forcée à respecter dans sa vaine tentative de creuser un tunnel lui permettant de fuir. Oubliant son bras douloureux, l’inspectrice attrapa l’adolescente. Irma jeta la pelle et s’accrocha à Müller, sanglotant dans ses bras. Karin aurait voulu prendre Ackermann vivant pour qu’il soit jugé comme il le méritait. En voyant le corps du général à l’agonie se convulser, elle sut que cela n’arriverait pas.

Elle dirigea sa torche vers le fond de la galerie où Vogel tenait délicatement l’énorme tête de Baumann. Elle avait du mal à croire ce qu’elle voyait à la faible lumière électrique. Elle avait cru Baumann plus grand que nature, solide, fiable. Müller croisa le regard rempli de larmes de Vogel. Il secoua la tête : son capitaine, l’inspecteur des montagnes au physique de fermier, venait d’enquêter sur sa dernière affaire.