Dès son retour à Berlin, Müller fut convoquée par Jäger à un rendez-vous à la fontaine des contes de fées du parc de Friedrichshain. Elle essaya de suggérer un autre lieu de rencontre qui ne lui évoque aucun souvenir avec Gottfried, mais Jäger ne voulut rien savoir.
L’inspectrice le trouva assis à sa place habituelle, devant la fontaine toujours hors-service. La scène était différente cependant, moins magique ; la neige avait en grande partie fondu.
— Comment va votre bras ? demanda Jäger avec un coup d’œil rapide.
— En voie d’amélioration. Mais je me sens épuisée.
— Vous avez été très éprouvée.
Müller pensa à Baumann, étendu dans la mine, tombé sous les balles d’un haut fonctionnaire du ministère de la Sécurité d’État. Elle revit le cadavre mutilé de Beate découvert dans le cimetière au tout début de cette étrange enquête. Elle avait été éprouvée, certes, mais elle s’en sortait à bon compte.
— Comment va Tilsner ? Puis-je le voir ?
— Bien sûr, si vous voulez. Je dois vous dire qu’il est sous respirateur artificiel à l’hôpital de la Charité. Il ne saura pas que vous êtes là. Les médecins ignorent s’il va s’en sortir.
— Et Ackermann ? Donnera-t-on une explication officielle à sa mort ? Pouvons-nous être sûrs qu’il était bien notre assassin ?
Jäger se taisait, le regard perdu au loin, comme s’il ne l’avait pas entendue.
— Lieutenant-colonel Jäger ? insista Müller alors que son silence s’éternisait.
Jäger se leva enfin et tendit la main à l’inspectrice pour l’aider à se mettre debout.
— Venez, je vais vous montrer quelque chose.
Jäger traversa les faubourgs du nord de Berlin-Est et poursuivit sa route à travers la forêt du Brandeburg voisin. L’obscurité qui régnait sous les arbres rappelait un peu le Harz, bien qu’ici le terrain fût plus plat. Müller ignorait leur destination – allaient-ils pousser jusqu’à Rügen et la côte baltique ? Au bout d’une quarantaine de minutes, Jäger quitta la route principale. Il montra son laissez-passer en arrivant à une barrière et fut autorisé à continuer. Ils se trouvaient dans une résidence de luxe en plein cœur de la forêt. Des bâtiments bas de couleur crème au toit de tuiles rouges s’alignaient le long de rues formant un quadrillage régulier. Les pelouses et buissons environnants étaient entretenus avec soin. Müller n’avait jamais rien vu de tel : ça n’avait rien de commun avec les villages historiques du Harz, pourtant eux aussi entourés de forêts.
— Vous avez l’air impressionnée, Karin. Le citoyen lambda n’a pas souvent l’occasion de visiter un endroit pareil. Considérez-vous privilégiée, lui dit-il avec un sourire.
Jäger se gara devant un bâtiment autour duquel on avait installé un périmètre de sécurité gardé par des soldats de l’armée populaire. Le lieutenant-colonel ouvrit la portière de Müller, montra son laissez-passer aux soldats avant d’entrer. C’était une maison moderne, fonctionnelle. Dans l’imagination de Müller, c’était ainsi que devaient vivre les Américains. Qu’était donc cet endroit ? Pourquoi Jäger l’avait-il emmenée ici ? Elle commençait à se sentir inquiète.
Jäger la guida vers l’une des pièces.
— Voici le bureau de Horst Ackermann. On l’attribuera bientôt à quelqu’un d’autre, bien entendu.
Il fit signe à Müller de prendre une chaise à l’angle de la pièce tandis qu’il s’installait sur le siège de bureau pivotant. Il se tourna vers elle.
— Je vous dois une explication, dit-il en la regardant droit dans les yeux. En outre, vous voulez sans doute avoir la preuve que nous nous sommes débarrassés de notre tueur. C’est bien le cas, dit-il en lui tendant un exemplaire du Neues Deutschland.
Müller lut la une. Le gros titre suffisait à lui apprendre ce que Jäger voulait qu’elle sache.
LE CAMARADE ACKERMANN TUÉ DANS UNE COLLISION
Müller ne prit même pas la peine de lire la suite.
— Pas un mot de ce qu’il a fait à cette pauvre fille, alors ?
— Ni de ce qu’Irma lui a fait, ajouta Jäger. Ça donnerait une mauvaise image du ministère de la Sécurité d’État. En tout cas, nous avons la certitude qu’il était bien l’auteur du meurtre et du viol. L’équipe de la police scientifique a trouvé dans cette maison les empreintes de Beate Ewert, des fibres de ses vêtements et même des lambeaux de la cape de sorcière noire qu’elle portait au bal costumé organisé au Brocken. Nous sommes sûrs qu’Ackermann l’a emmenée ici ensuite.
— Elle a donc cru que, si elle l’accompagnait à la soirée, si elle coopérait avec lui, il finirait par la faire sortir de Prora ?
— Peut-être, dit Jäger avec un haussement d’épaules. Tous les protagonistes sont morts à part Irma, nous ne connaîtrons jamais le fin mot de l’histoire. Nous avons trouvé l’acide qui a servi à dissimuler l’identité de Beate. Nous avons trouvé des tenailles portant des traces de tissus dentaires qui ont sans doute servi à lui arracher les dents. Et puis, nous avons trouvé ceci, dit-il en pivotant vers le bureau sur lequel il prit une enveloppe en papier kraft qu’il tendit à Müller.
Elle l’ouvrit, en vida le contenu : des négatifs photographiques qu’elle regarda à la lumière entrant par la fenêtre.
— Ce sont les originaux des photos de surveillance prises à l’infirmerie de Prora. Ackermann et Pawlitzki étaient complices ; c’est grâce à ces négatifs qu’ils ont falsifié les photos de votre mari. Nous avons trouvé leurs empreintes dessus.
Müller rangea les négatifs et rendit l’enveloppe au lieutenant-colonel de la Stasi. Elle ne souhaitait pas les conserver. C’était du passé, un épisode qu’elle voulait s’efforcer d’oublier.
— Et la limousine Volvo ? Je ne comprends toujours pas pourquoi on l’a utilisée.
— Nous ne savons pas avec certitude qui a abandonné le corps. Nous pensons que Neumann s’en est chargé – Pawlitzki, si vous préférez – grâce à la limousine d’Ackermann. Elle était identique à celle de la compagnie de location de voitures de Berlin-Ouest ; le général s’en servait pour se rendre dans le secteur Ouest où il fréquentait des prostituées, même si j’ignore pourquoi il avait besoin d’aller là-bas pour ça. Ce n’est pas ce qui manque de ce côté-ci du Mur, y compris la mère de Beate Ewert, soit dit en passant. C’est d’ailleurs pour cela que sa fille a fini en maison de correction. On trouvait que Mme Ewert faisait un piètre modèle. En tout cas, Ackermann échangeait les voitures de temps en temps. Nous ne savons pas pourquoi. Nous ne savons même pas si la compagnie de location a jamais fait la différence entre les limousines.
— Si le général pouvait agir ainsi, quel besoin avaient-ils, lui et Neumann, de creuser le tunnel de la mine ? dit Müller, incrédule. Il aurait pu passer à l’Ouest n’importe quand.
— Ce devait être leur dernier recours. Il n’a plus eu le choix quand il a fini par comprendre que nous l’avions percé à jour et que nous avions fermé les frontières. Voilà pourquoi l’enquête initiale devait être confiée à un inspecteur de la police populaire plutôt qu’à un fonctionnaire de la Stasi. Nous n’avions pas envie qu’Ackermann découvre que ses subalternes enquêtaient sur son compte.
— Et les preuves géographiques si commodes ?
— Elles me laissent perplexe moi aussi. Tout ce que je sais, c’est qu’elles cadraient avec les rumeurs d’activités illicites dont nous avions eu vent : les fêtes à Rügen auxquelles Ackermann faisait participer des mineures. Nous savions que trois jeunes avaient disparu. La rumeur est arrivée aux oreilles de Markus Wolf, un autre chef adjoint du ministère et directeur du HVA. Il a décidé que la brebis galeuse devait être écartée du troupeau ; cependant, comme je vous l’ai dit, il était impossible que des agents de la Stasi enquêtent sur des généraux de la Stasi.
— Pawlitzki disait peut-être vrai à propos des preuves, alors ?
— C’est-à-dire ?
— Il a prétendu vouloir m’attirer à Rügen. Il a dit qu’il savait que j’enquêterais sur l’affaire.
Jäger prit un stylo pour noter ce que Müller disait. À moins qu’il ne se soit contenté de gribouiller sur son bloc-notes, elle ne voyait pas bien.
— C’est possible, en effet. Vous étiez l’inspectrice en chef de la brigade criminelle de Mitte.
— J’étais ? dit Müller, inquiète.
— Nous avons peut-être un nouveau rôle à vous confier, répondit Jäger en faisant tourner son siège comme un jeune garçon découvrant un nouveau jouet.
— Je ne veux pas de nouveau rôle.
— Ne le rejetez pas d’emblée, dit-il avec un sourire. Vous en saurez davantage en temps utile.
Il restait une question en suspens à laquelle Müller souhaitait obtenir une réponse.
— Que va-t-il arriver à Irma ?
Jäger poussa un long soupir, rentra la mine de son stylo qu’il reposa.
— Il faudra qu’elle réintègre la maison de correction.
— Non ! le coupa Müller. C’est hors de question, je ne le permettrai pas.
Son emportement laissa Jäger de marbre.
— Vous n’avez pas votre mot à dire, je crois, répondit-il. Elle est sous la responsabilité du ministère de l’Éducation, pas de la police populaire. Elle a beaucoup de chance de ne pas être inculpée pour meurtre.
— Il n’y a aucun témoin. Ni Vogel ni moi ne déposerions contre elle. Vous n’êtes pas cruel au point de la renvoyer dans cet enfer ?
— Attention, Karin, dit Jäger en lui lançant un regard sévère. J’en ai déjà beaucoup fait pour vous. Je vous ai évité le conseil de discipline. Pourquoi me mouillerais-je pour ça, et qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— Ces filles… elles pourraient… elles pourraient être…
— Votre fille ? Si vous n’aviez pas avorté ?
Ses propos frappèrent Müller comme un coup de poignard en plein cœur.
— Comment… comment savez-vous ça ?
— C’est le boulot du ministère de la Sécurité d’État de connaître la vie des gens. Surtout celle de ses employés. C’est une des raisons pour lesquelles vous avez été choisie pour enquêter sur cette affaire. Vous aviez une raison très personnelle de vous assurer que les coupables seraient traduits en justice. L’autre raison, c’est votre jeunesse, votre inexpérience, le fait que tout ça vous dépasse un peu.
Müller savait que l’affront aurait dû la faire bondir, mais elle se doutait depuis longtemps que Jäger ne l’avait pas recrutée sur la base du mérite.
— Votre jeunesse vous rendait vulnérable, malléable. Plus disposée à faire ce que j’exigeais de vous.
Essayant d’ignorer ses propos, Müller s’avachit sur sa chaise, la tête entre les mains. Elle n’avait plus le bras en écharpe depuis la descente dans la mine la veille et sa blessure la faisait toujours souffrir.
Un petit sourire éclairait le visage de Jäger. Il n’avait plus rien de l’affable présentateur télévisé de l’Ouest.
— Pour en revenir à l’avenir d’Irma Behrendt, il y a peut-être une autre solution. Nous pourrions être prêts à laisser Irma habiter avec sa grand-mère au camping de Sellin. Sa mère doit bientôt sortir de prison, non ?
— Oui, je crois, dit Müller qui ne croyait plus rien de ce que Jäger disait ou faisait.
— Il faudra d’abord que je parle à Irma. Il faudra qu’elle accepte certaines conditions. Mais peut-être parviendrons-nous à concilier vos souhaits et nos besoins. Je crois que nous en avons terminé, ajouta-t-il en se levant. Et si nous allions voir Tilsner ?