En regardant par la porte vitrée du service de soins intensifs, Müller fut choquée par le nombre de tuyaux auxquels était relié son adjoint. Son visage blême était en partie recouvert par un respirateur. Müller s’apprêtait à pousser la porte quand Jäger l’en empêcha en désignant du regard le côté de la pièce.
Koletta, la femme de Tilsner, et ses deux enfants y étaient assis. Karin ne serait pas la bienvenue. Koletta ne savait rien des relations intimes de Müller et son mari, mais elle lui reprocherait d’avoir mis Werner en danger. L’inspectrice recula et s’affala sur un siège dans le couloir. Jäger s’installa près d’elle.
— C’est un bon officier. Pour vous… comme pour nous, dit-il.
Müller ne savait pas comment Jäger s’attendait à ce qu’elle réagisse, s’il pensait qu’elle serait surprise. Or elle ne l’était pas. Elle l’avait deviné depuis un moment tout en ignorant s’il s’agissait d’un arrangement officiel. Jäger ne faisait que confirmer ses soupçons. Müller haussa les épaules comme si cela lui était égal.
— À votre avis, qui nous a prévenus par radio depuis le Brocken quand vous avez insisté pour vous lancer dans votre folle mission, armés de deux pistolets ? Sans lui, vous ne seriez pas ici en ce moment et j’assisterais à deux enterrements.
— C’est ce qu’il faisait aussi quand il a pris la tangente, seul, à Berlin-Ouest ?
— Il fallait qu’il récupère certains documents en vue d’un petit trafic de données industrielles auquel nous nous livrons.
— Il n’en reste pas moins un type bien, dit Müller en soupirant. Quelqu’un qu’on préfère avoir de son côté que dans le camp adverse.
— Un type bien, je suis d’accord. Doublé d’un bon photographe.
Müller blêmit. Incrédule, elle se tourna vers Jäger.
— Vous avez pourtant affirmé que Pawlitzki et Ackermann avaient truqué les photos de Gottfried avec Beate.
— C’est exact. Tilsner, lui, adorait photographier les églises, répondit Jäger en riant. En revanche, nous ignorons pourquoi il fournissait au ministère des photos prises depuis son propre appartement. Avait-il une raison personnelle de souhaiter que vous vous sépariez de votre mari ?
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase : Müller empoigna Jäger par le col de son manteau.
— Espèce de salaud, cracha-t-elle.
Jäger sourit, écarta les doigts de Müller.
— Attention, Karin. Après tout ce qui est arrivé, il serait regrettable de vous retrouver face à un conseil de discipline.
Elle se leva, défroissa son manteau et longea le couloir sans se retourner. Quelle pourriture ! Elle avait joué le jeu en faisant de son mieux, mais c’était terminé.
Quand elle arriva devant son immeuble de Schönhauser Allee, elle vit que la camionnette de la boulangerie Schäfer avait repris sa place habituelle. Encore un coup de Jäger, sans doute. Dans l’entrée, elle s’arrêta pour prendre son courrier : trois lettres, dont deux avaient l’air officielles. La dernière portait un timbre ouest-allemand.
Elle monta l’escalier jusqu’à son appartement d’un pas lourd. La porte de Mme Ostermann s’ouvrit quand Müller s’arrêta sur son palier. Cette satanée bonne femme devait sûrement la surveiller.
— Madame Müller, est-ce que tout va bien entre vous et votre mari ? Je ne l’ai pas beaucoup vu dans les parages ces derniers temps.
— Je ne crois pas que cela vous regarde, citoyenne Ostermann, s’écria-t-elle en se tournant vers la curieuse.
La femme souffla avec bruit en rentrant chez elle. Une fois la porte fermée, Müller lui fit un doigt d’honneur. Elle n’était pas d’humeur.
Le cœur lourd, l’inspectrice rentra chez elle. À partir de maintenant, ce serait assez calme pour Ostermann puisqu’elle vivrait toute seule.
Après avoir fermé la porte de l’appartement, elle s’affala sur le canapé, envahie par l’épuisement de ces derniers jours, de ces dernières semaines. Elle posa les deux lettres officielles sur la table basse et décacheta celle en provenance d’Allemagne de l’Ouest, se doutant un peu de qui en était l’auteur. Elle refoula les larmes qui commençaient à lui piquer les yeux en lisant la lettre dactylographiée, datée de deux jours plus tôt :
Heilbronn,
République fédérale d’Allemagne
Chère Karin,
Je regrette qu’il ait fallu en arriver là, de ne pas avoir eu l’occasion de te voir avant de partir. Tu dois maintenant savoir que ces clichés pris à la maison de correction n’étaient que des photomontages. Néanmoins, après ce que tu m’as dit de ta relation avec Tilsner, la proposition que l’on m’a faite de quitter la RDA me paraissait trop intéressante pour la refuser.
Je continue de penser à toi avec affection, malgré tout. Nous avons vécu de bons moments ensemble. Cependant, j’ai toujours eu l’impression qu’il manquait quelque chose à ta vie, que tu éprouvais une profonde tristesse que je n’ai jamais pu pallier. Tu trouveras peut-être quelqu’un qui y parviendra.
Tout cela pour te dire que je n’éprouve aucune rancune. J’espère pouvoir te rendre visite un jour, que nous resterons au moins bons amis et que tu garderas un bon souvenir de moi.
J’espère obtenir un emploi assez vite malgré le fort taux de chômage à l’Ouest. Les bons professeurs de mathématiques ne courent pas les rues et, demain, je vais me renseigner sur un poste à Bad Wimpfen, une petite ville près d’ici dans un joli coin sur le Neckar. C’est très excitant bien qu’un peu effrayant.
Ne m’en veux pas.
À la fin de la lettre, seuls son nom et un X symbolisant un baiser étaient manuscrits.
Sans prêter attention aux deux autres lettres, Karin se rendit dans sa chambre, attrapa la clé en haut de l’armoire et s’assit au bout du lit pour ouvrir le tiroir.
Parfois, le simple fait de caresser la layette suffisait à la réconforter. Pas aujourd’hui. D’un geste délicat, elle posa sur le lit les deux piles de vêtements pour bébé, l’une bleue et l’autre rose. Elle les caressa en pleurant. Ce n’était pas d’un fils ou d’une fille que Pawlitzki avait été privé, mais des deux. Une grossesse gémellaire non désirée qui, si elle était arrivée à son terme, aurait coûté à Müller sa carrière dans la police.
Des jumeaux qu’elle ne pourrait jamais remplacer.
Le lieutenant Karin Müller avait perdu ses bébés et son mari, elle ignorait si son adjoint survivrait à ses blessures, mais elle avait sauvé une jeune fille. Elle espérait qu’Irma Behrendt trouverait le bonheur et profiterait au mieux de sa seconde chance.