Un train de banlieue vrombit à l’étage. Dans les bureaux coincés sous une arche de la ligne de chemin de fer de la station Marx-Engels-Platz dont avait hérité pour un temps la brigade criminelle de Mitte, la corbeille débordante de courrier de Müller défiait les lois de la gravité, secouée par les vibrations des trains. L’inspectrice ouvrit une chemise prise au sommet de la pile et se mit à lire.
Sur chaque page, on voyait le portrait d’une jeune fille, ses nom, prénom, adresse, date de naissance, taille, couleurs de cheveux et des yeux, forme du nez, des commentaires sur sa denture, suivis de détails sur d’autres signes particuliers. Müller avait passé en revue le dossier complet au cours du week-end, et voilà qu’elle commençait la journée en refaisant la même chose. Ils devaient montrer qu’ils étaient occupés, et un détail avait pu lui échapper. Le problème, c’est que toutes ces filles avaient disparu de Berlin-Est et du district voisin et qu’aucune d’entre elles ne semblait correspondre à celle dont Müller avait vu le visage mutilé pour la dernière fois sur la table d’autopsie de l’hôpital de la Charité. De toute façon, si la thèse officielle était avérée, on ne la trouverait pas parmi la liste des disparues de la République démocratique puisque son chemin l’avait prétendument menée d’ouest en est. Müller poussa un soupir et referma d’un coup sec la chemise vert olive.
— Werner ! appela-t-elle par la porte de communication. Viens un moment.
Par la vitre qui les séparait, elle vit son adjoint s’étirer à sa table de travail dans le bureau principal, attraper ses propres documents et se diriger vers elle à lentes enjambées, comme si les délais ne concernaient pas le sous-lieutenant Werner Tilsner. Tant mieux pour toi, mon beau salaud, songea Müller. N’empêche que ce n’était pas lui que le lieutenant-colonel Jäger de la Stasi et le colonel Reiniger de la police harcèleraient pour obtenir des réponses.
— Que puis-je faire pour toi, camarade Müller ? dit Tilsner.
Ce simulacre de servilité agaça l’inspectrice.
— Karin. Appelle-moi Karin quand nous sommes seuls. Ou chef, si tu insistes. Je te l’ai assez répété.
— Bien sûr, camarade Karin.
— Arrête ça aussi. Qu’est-ce que tu as là ? demanda Müller en désignant le classeur vert sapin frappé de lettres dorées que Tilsner tenait dans sa main gauche.
— Des disparues.
— Mais j’ai déjà les informations les concernant ici, dit Müller en fronçant les sourcils et en tapotant son propre classeur d’un vert différent.
Posant le dossier sur le bureau de sa supérieure, Tilsner le dirigea vers elle pour qu’elle puisse en lire l’intitulé. L’aigle doré imprimé en relief, ailes fléchies comme un improbable culturiste, lui disait tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Il venait de RFA.
— Comment as-tu eu ça ?
— Je n’ai rien fait. C’est le colonel Reiniger qui se l’est procuré pour moi.
Müller s’efforça de dissimuler son agacement : pourquoi Reiniger l’avait-il remis à Tilsner ? Il aurait dû passer par elle. Tilsner ne broncha pas.
— Il fait partie du comité de liaison entre les polices de Berlin-Ouest et Berlin-Est, ou quelque chose comme ça. C’est son dada, un projet lancé par Willy Brandt qui fait partie de sa politique de la main tendue vers l’Est… conclut Tilsner avec un roulement d’yeux et un sourire narquois.
Müller se mit à feuilleter les avis de recherche. À part des photos couleur plus nombreuses et du papier de meilleure qualité, ils ressemblaient en tout point à leurs équivalents est-allemands.
— Ça ne concerne que Berlin-Ouest ?
Tilsner contourna le bureau de sa supérieure et tira une chaise pour s’asseoir près d’elle. Müller ne bougea pas en sentant la cuisse de Tilsner toucher la sienne, mais elle fut agacée de constater que le rouge lui montait aux joues.
— Non, répondit Tilsner, goguenard. L’ensemble de la RFA.
Müller plaça les deux piles de documents côte à côte et les serra tour à tour entre son pouce et son index avant de se tourner vers son adjoint, l’air interrogateur.
— Déserteurs de la République, dit-il en haussant les épaules, ce qui explique que le dossier correspondant à une ville soit aussi épais que celui correspondant à un pays entier. Cela dit, je suis surpris qu’il y en ait tant. Je croyais que, en vertu d’une espèce d’accord, les plus jeunes étaient renvoyés ici, chez leurs parents ou responsables légaux.
— Encore faut-il que ces derniers le veuillent. De toute façon, la RFA n’est pas un pays mais une survivance fasciste.
— Oui, oui, c’est ça, commenta Tilsner en feuilletant le classeur ouest-allemand. Reste à savoir si la victime est dans ce dossier-ci ou dans celui-là, dit-il en tapotant successivement les deux tas. Et si nous n’avions aucune trace d’elle ? ajouta-t-il en fixant Müller.
— Il faut tous les passer en revue, répondit Müller. Recoupons les caractéristiques physiques de la victime avec les détails de chaque signalement.
— J’ai besoin d’un remontant d’abord. Elke ! cria Tilsner en direction du bureau principal.
L’agent de police stagiaire Elke Lehmann leva les yeux de son bureau.
— Deux cafés, s’il vous plaît, pour le lieutenant Müller et moi. Et que ça saute. Deux sucres pour moi, et un pour le lieutenant.
La jeune fille commença à s’activer avec des boîtes en fer et des tasses dans un coin de la pièce.
— Je vois que tu l’as bien dressée, Werner, mais elle est censée apprendre le boulot de flic, pas à faire le café.
Tilsner haussa les épaules et sourit à sa supérieure.
— Elle est ravie de faire mes quatre volontés.
Discrètement, Müller regarda le profil de son adjoint qui ôtait les trombones retenant les fiches des disparues dans le dossier ouest-allemand. Menton volontaire, joues mal rasées, regard bleu ardent. Je parie qu’elle est en effet ravie de faire ses quatre volontés, pensa-t-elle avant de se reprocher ce ridicule accès de jalousie.
Un autre train traversa la station à l’étage, secouant la table, et Tilsner poussa un juron quand la pile de feuilles qu’il avait sorties de leur chemise s’étala par terre.
— Et merde. Ils ne peuvent pas nous trouver un bureau décent ?
Les deux collègues ramassèrent feuilles et chemises pour aller s’installer dans le bureau principal. Gagnant la longue table, Müller écarta les tasses à café vides et les manuels qui l’encombraient.
— Par où commencer ? demanda Tilsner. Taille ? Couleur des cheveux, des yeux ?
— Nous ne connaissons pas la couleur de ses yeux. Nous ne pouvons même pas vérifier son dossier dentaire.
Ce rappel fit grimacer Tilsner. Müller continua :
— Sortons tous les rapports, divisons-les en plusieurs tas pour les éplucher. Nous pourrions peut-être commencer par l’âge. Si l’on en croit le légiste, elle avait entre treize et dix-sept ans. Nous devrions peut-être ajouter une marge d’une année en plus et en moins, donc éliminer toutes les filles qui ont moins de douze ans et plus de dix-huit ans ?
Tilsner acquiesça, et ils se mirent à feuilleter les rapports, écartant ceux qui ne correspondaient pas à leur critère d’âge.
Elke leur apporta leurs cafés.
— Qu’est-ce que c’est que ce jus de chaussette, Elke ? s’indigna Tilsner, écœuré, après l’avoir goûté.
La jeune fille rougit en baissant les yeux.
Müller en sirota une gorgée. C’est vrai qu’il était infect.
— Merci, Elke, se contenta-t-elle de dire pourtant. Ignorez-le. Il s’est levé du mauvais pied ce matin.
Müller éprouva une pointe de culpabilité en pensant au lit conjugal de Tilsner, celui qu’elle avait souillé de sa présence, qu’elle y ait dormi tout habillée ou pas. Comme s’il lisait dans ses pensées, Tilsner lui adressa un sourire rayonnant avant de repousser sa tasse de côté sans plus s’y intéresser.
Ils continuèrent à brasser des papiers jusqu’à être arrivés au bout de la pile. Il apparut que les signalements concernaient surtout des adolescentes ; le tas d’avis de recherche ne correspondant pas à leurs critères était moins fourni que l’autre.
— Et maintenant ? demanda Tilsner.
— La taille, peut-être ? suggéra Müller. Combien mesurait-elle ? Environ un mètre cinquante, non ?
Tilsner sortit son calepin de sa poche.
— À peine un peu plus. Un mètre cinquante-deux d’après ce que je lis ici. C’est ce qu’a noté le légiste dans son rapport.
— Si elle avait disparu depuis quelque temps et qu’elle était assez jeune, elle a pu grandir depuis. Nous ne pouvons donc pas écarter les filles qui étaient plus petites au moment de leur disparition.
— En revanche, nous pouvons écarter les plus grandes, parce qu’elle ne risque pas d’avoir rapetissé. Disons toutes celles au-dessus d’un mètre cinquante-cinq pour commencer.
Ils divisèrent le tas en deux et passèrent les fiches en revue, écartant les filles dépassant leur limite de taille.
— Ça a bien aidé, observa Tilsner en déployant en éventail les trois rapports qui lui restaient. Combien en as-tu ?
Müller étala les siens sur la table.
— Sept.
Les signalements de dix filles à éplucher. Ils posèrent les dix fiches côte à côte sur la table. Müller les lissa toutes d’un geste de la main avant d’aller chercher dans son bureau deux photographies en noir et blanc de la victime, l’une prise au cimetière et l’autre contenue dans le rapport d’autopsie. Elle s’empara d’abord de la seconde, qui montrait le visage de la jeune fille après que le légiste eut fait de son mieux pour réparer ses blessures, ce qui ne lui rendait pas pour autant figure humaine. Müller déplaça la photo de gauche à droite le long de la table en s’arrêtant au-dessus du signalement de chaque disparue, comparant leurs traits. Pas une ne ressemblait, même de loin, à la victime. Elle recommença avec la photo prise sur la scène de crime. C’était plus difficile à cause des blessures flagrantes au visage. Elle fit de nouveau chou blanc.
Müller soupira en se tournant vers Tilsner qui fixait les photos, comme en transe.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Tilsner s’empara de la photo originale prise au cimetière qu’il tint presque avec révérence.
— Cette photo me rend tellement triste. C’est aussi ce que j’ai ressenti au cimetière. Tu sais…
— Quoi ?
— Ça pourrait être ma fille Steffi dans quelques années.
Müller hocha la tête, trop émue pour parler. Elle avait éprouvé la même chose au cimetière et lors de l’autopsie.
— Steffi a six ans aujourd’hui. C’est une petite boule d’énergie toute bouclée. Elle pète le feu. À ses yeux, je suis infaillible. Mais dans moins de dix ans, eh bien… voilà comment elle pourrait finir.
Ses yeux s’embuèrent, sa main tremblait un peu. Ce n’était pas le Tilsner que Müller pensait connaître. Son masque insouciant était tombé, fût-ce l’espace d’un instant.
— Tu m’as dit l’autre soir que la vie de famille ne te réussissait pas, plaisanta-t-elle pour essayer de détendre l’atmosphère. Ou était-ce ta technique de drague habituelle ?
Tilsner eut un rire nasal et rejeta ses cheveux en arrière.
— Non, pas du tout. C’est vrai. Je me suis marié trop jeune, je crois. Quand Koletta est tombée enceinte, on venait d’avoir vingt ans. Ce n’est pas un âge pour se marier. Et puis Marius est arrivé tout de suite ; j’ai eu l’impression que nous n’avions pas eu le temps de vivre notre vie. Il a l’âge de cette fille aujourd’hui. Mais c’est toujours les filles qui trinquent, pas vrai ? C’est toujours les filles qui finissent comme ça.
Tilsner continua à tripoter la photo sans la quitter des yeux. Soudain, il fronça les sourcils en prenant la photo de l’autopsie.
— Attends, dit-il d’une voix tout à coup animée.
— Quoi ?
Tilsner reposa la photo sur la table au-dessus du rapport concernant la sixième fille. Il s’empara de ciseaux et se mit à découper les contours du visage de la victime autopsiée avant de faire de même avec la sixième fille disparue.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, tu es en train de détruire des preuves, là, le mit en garde Müller.
— Ce ne sont que des copies. Regarde !
Enthousiaste, il plaça les deux photos côte à côte après avoir coupé les cheveux autour des deux visages.
— Tu ne vois pas ? On dirait la même fille. Seule la chevelure est différente.
Il replaça les cheveux autour des visages pour reconstituer les photos. Dans l’avis de recherche, la fille avait une abondante chevelure blonde, alors que la photo d’autopsie montrait une fille aux cheveux bruns, courts et raides. Müller examina les clichés de près. Tilsner avait raison, dans une certaine mesure. Il y avait bien une ressemblance, mais étant donné les blessures, l’inspectrice n’aurait pu jurer qu’il s’agissait de la même fille.
— Est ou Ouest ? demanda-t-elle.
Tilsner ramassa le rapport et lut l’adresse qui y était inscrite.
— Est, répondit-il. Friedrichshain. Silke Eisenberg, lut-il. Soupçonnée d’avoir franchi le Mur, mais comme d’habitude, c’était dans l’autre sens, pour passer à l’Ouest.
— Elle est peut-être partie avant d’essayer de revenir ? suggéra Müller.
— Eh bien, tout est possible : avec des si… répondit Tilsner, pince-sans-rire.
Müller s’assit sur une chaise près de la table, épuisée bien qu’il fût encore tôt. L’adresse de cette fille, c’était la seule piste dont ils disposaient. Ce n’était pas grand-chose, mais au moins, c’était un début.