Assis dans le camion Barkas, l’officier de la Stasi était désorienté par tous les détours, les arrêts, les redémarrages délibérés ; pour le prisonnier, ce devait être encore pire. S’il avait une idée de l’endroit où il se trouvait, elle devait être vague. Tout ce que l’officier savait, c’est qu’ils étaient quelque part en périphérie de Berlin-Est. Il connaissait très bien la teneur de la mission qu’on lui avait confiée, sans vraiment savoir ce qui était en jeu d’un point de vue global ; il ne savait même pas de quoi le prisonnier était coupable. En tout cas, pour qu’ils soient ici, pour qu’on lui ait confié cette tâche, ce devait être sérieux. En général, il s’agissait d’espionnage, de nuisance envers la RDA en aidant les fascistes et les contre-révolutionnaires qui tentaient de détruire l’État socialiste prolétarien.
Quand les gardes traînèrent le prisonnier hors du camion, l’officier s’efforça en vain d’ignorer les cris, les protestations, l’effroi. Il arrivait en de rares occasions que l’on intervienne au dernier moment. Ou que l’on soit à deux doigts de suivre le rituel jusqu’à son terme avant de soudain tout annuler et de reconduire le détenu dans sa prison. Souvent, c’était un homme, pas toujours, mais dans la majorité des cas. Il s’agissait d’une forme extrême de terreur psychologique, la dernière cartouche dans l’arsenal dont ils disposaient pour essayer de casser les prisonniers, de les pousser à avouer.
C’était du sérieux, cette fois.
Le moment approchait. Il enfila les gants blancs qui ne le resteraient pas longtemps.
Il prit l’étui et, se baissant, sortit du camion.
Ils se trouvaient dans une clairière entourée d’épicéas ; l’air était frais et vif, contraste bienvenu avec le brouillard de pollution qui flottait sur Berlin-Est.
L’officier ajusta ses gants, se pencha pour ouvrir l’étui en aluminium. Le pistolet était déjà prêt, vérifié, lubrifié. Il avait fait tout cela à Hohenschönhausen.
Agenouillé face à lui sur le sol de la forêt, entravé par une camisole de force, flanqué de deux gardes, le prisonnier était plus calme. Plus de cris, de protestations d’innocence à travers l’épais tissu de la cagoule qui lui couvrait la tête.
L’officier chargea son arme, enleva le cran de sûreté et plaça le canon sur la nuque du prisonnier. L’accusé essaya de se dérober, se mit à crier des paroles inintelligibles à travers le tissu serré de la cagoule. Mais il était trop tard.
L’officier observa une pause quand le pépiement d’un oiseau s’éleva, pour que la solennité de l’instant imprègne la forêt, que le condamné ait droit à ses dernières pensées.
Alors, il pressa la détente.