CHAPITRE 7

Cinquième jour.
Friedrichshain, Berlin-Est.

Quand elle arriva devant la résidence des Eisenberg à Friedrichshain avec Tilsner, le vacarme assourdissant du chantier voisin donna envie à Müller de se boucher les oreilles. La poussière et l’odeur du ciment et de l’enduit frais, tout en lui rappelant son enfance et la reconstruction des habitations détruites après guerre, l’incitaient à se protéger le nez et la bouche. Les deux policiers avancèrent avec précaution jusqu’à l’immeuble mentionné dans l’avis de recherche, prenant soin de ne pas s’écarter du caillebotis, seul moyen de traverser sans encombre le bourbier de boue et de neige fondue qui séparait les deux immeubles.

Face à celui des Eisenberg, un autre grand ensemble de béton sortait du sol et semblait s’élever sous les yeux de Müller. Cela lui rappelait le jeu de construction Pebe qu’elle avait offert à son neveu deux ans plus tôt, lorsqu’elle avait fêté Noël en famille dans la pension que tenait sa mère en Thuringe. En l’espace de quelques heures à peine, alors que les adultes digéraient leur repas de fête, le petit garçon avait construit une tour moderniste en empilant les briques en plastique. Ici, aujourd’hui, des ouvriers adultes membres de l’État prolétarien bâtissaient le rêve socialiste dans sa version grandeur nature. Pourtant, même si ce spectacle remplissait Müller d’espoir pour l’avenir de son pays, le souvenir du cadeau de Noël était source de culpabilité. Cette année, elle n’était pas retournée à la maison familiale d’Oberhof – le Saint-Moritz est-allemand. Sa mère, sa sœur et son frère devaient avoir l’impression qu’elle les avait laissés tomber. Müller avait prétendu avoir trop de travail, mais…

Refoulant ce souvenir, elle resta en retrait alors que Tilsner s’acharnait sur l’interphone. Il enfonça les boutons plusieurs fois, hurlant en vain dans le micro. Il se tourna vers Müller en haussant les épaules, exaspéré, avant de tirer sur la porte d’entrée verrouillée.

— Déjà bousillé en à peine quelques mois.

C’est alors que, par-dessus le vacarme du chantier d’en face, Müller entendit autant qu’elle les sentit des pas derrière elle, sur le caillebotis. Une vieille dame avançait, ployant sous le poids de ses courses, les lattes de bois tremblant à son approche. La femme écarta de son front ridé à la peau tannée de fines mèches d’un blanc immaculé qu’elle coinça sous le fichu à pois rouge et blanc noué sur sa tête.

— Vous êtes membres du comité de quartier ? demanda-t-elle à Müller. Voilà de quoi je parlais, ajouta-t-elle en désignant la gadoue sous ses pieds. À quoi bon nous construire des appartements neufs si on n’arrange pas les routes et les allées ? Je risque de me noyer en tombant dans cette boue. Enfin, au moins, vous êtes là.

— Lieutenant Müller, police criminelle Mitte, dit Müller en produisant son badge de la Kripo. Nous avons besoin d’entrer dans cet immeuble. Vous vivez ici ? Le système d’ouverture ne semble pas fonctionner, expliqua-t-elle en pointant le doigt vers Tilsner qui continuait à tirer sur la porte tout en appuyant au hasard sur des boutons.

— Rien ne marche comme il faut, ici, constata la dame. C’est ce que j’ai écrit dans ma plainte. Si je vous laisse entrer, en échange, ferez-vous en sorte que l’on règle le problème ?

— Je crains qu’il ne soit pas du ressort de la police criminelle de répondre à ce genre de requête, citoyenne…

— Keppler. Je m’appelle Keppler.

D’un pas traînant, la dame avança vers la porte. Elle posa ses sacs sur les planches maculées de boue pour chercher dans sa poche la clé de l’entrée.

— Qui voulez-vous voir au fait, ma petite ?

— La famille Eisenberg. Appartement 412.

— Ah oui. Même étage que moi.

— Vous les connaissez, alors ?

— En effet. Et je pourrais vous fournir certaines informations intéressantes.

Müller adressa à la vieille dame ce qu’elle espérait être son air le plus sévère.

— Faites-le donc. Cacher des informations à la police populaire…

— … est un grave délit. Je le sais. J’espère qu’en retour vous aurez l’obligeance de mentionner l’état déplorable des allées.

En guise de réponse, Müller continua à la fusiller du regard. La dame finit par poursuivre, sans avoir obtenu la moindre assurance en échange :

— Il se passe quelque chose de pas net chez eux, si vous voulez mon avis. Cette femme ne fréquente plus personne depuis que sa fille a disparu, et son mari… Oh, vous devez tout savoir à son sujet, de toute façon. Mais elle sera chez elle, voilà qui est sûr au moins. Elle ne met pas le nez dehors ces derniers temps.

— Et Silke, la fille ?

— Eh bien, ils ont signalé sa disparition, non ? Regardez, il y a des affiches partout.

La femme lança un coup d’œil au mur de l’entrée où Müller vit la même photo que dans le dossier de la police, cette fois au centre d’un avis de recherche promettant mille marks de récompense.

— Ils font comme si elle avait été enlevée ou je ne sais quoi, mais tout le monde sait où elle est passée.

— Où ça ? demanda Tilsner.

— Où passent-ils tous ? À l’Ouest, tiens. Tous ces programmes de télé de l’Ouest leur mettent des idées idiotes dans le crâne. Ça a toujours été de la mauvaise graine.

— Que voulez-vous dire ? demanda Müller.

La femme se pencha pour ramasser ses sacs de courses.

— Je vais vous raconter en montant. Ce jeune homme peut-il me donner un coup de main ? Inutile qu’il s’escrime à appuyer sur ces boutons, l’ascenseur ne marche pas non plus.

Ils montèrent avec peine les quatre étages, Tilsner chargé des courses. Dans l’escalier, entre des arrêts réguliers pour reprendre son souffle, Mme Keppler fustigea Silke Eisenberg, qui ne fréquentait que des vauriens. Elle avait commencé par coucher avec des garçons. Puis avec des hommes. Puis de l’argent avait changé de mains. Pour Mme Keppler, elle avait fui de l’autre côté du Mur parce que ce type d’activité était plus lucratif dans les quartiers chauds de l’Ouest. La dame divulguait ces informations à voix de plus en plus basse. Le temps qu’ils atteignent le quatrième étage, elle murmurait presque à l’oreille de Müller entre deux respirations bruyantes.

— Vous vous rendez compte de ce que vous prétendez, n’est-ce pas, citoyenne Keppler ? La désertion constitue un délit extrêmement grave, observa Müller en chuchotant comme la vieille dame. Désertion et prostitution présumées.

La femme désigna la porte de l’appartement 412 d’un geste du menton.

— Vous verrez, ma petite, chuchota-t-elle.

Tilsner lui tendit ses courses.

— Merci, jeune homme, dit-elle, à haute voix cette fois.

Alors que Mme Keppler regagnait son appartement en chantonnant, Müller sonna chez les Eisenberg.

La porte s’entrebâilla de quelques centimètres, et la moitié d’un visage féminin apparut, barrée par la chaînette de sécurité qui empêchait la porte de s’ouvrir en grand.

— Qui est là ?

— Police criminelle, annonça Müller en présentant sa carte de la Kripo. Nous venons au sujet de Silke.

La femme ne fit pas le moindre geste pour ôter la chaînette ou pour ouvrir davantage la porte.

— Silke ? Elle n’est pas là.

— Nous le savons, citoyenne Eisenberg, répondit Müller avec un soupir, mais il est possible que nous ayons des informations la concernant. Pouvez-vous nous laisser entrer, s’il vous plaît ? Nous menons une enquête criminelle.

La femme poussa un soupir à son tour. Réaction étrange, songea Müller, à moins que les allégations de la vieille dame ne soient vraies. La chaînette tinta quand Mme Eisenberg la détacha, et Müller pénétra dans l’entrée pimpante de l’appartement, suivie de Tilsner. La femme ne semblait pas à sa place dans un environnement si net. Cheveux châtain terne, tablier graisseux malpropre et, surtout, rien dans le regard qui suggérât qu’elle s’attendait à recevoir de mauvaises nouvelles de sa fille.

— Lieutenant Müller, police criminelle Mitte, dit Karin en lui tendant la main. Je vous présente le sous-lieutenant Tilsner.

La femme s’essuya sur l’arrière de son tablier avant d’accepter la poignée de main de Müller.

— Marietta Eisenberg, la mère de Silke.

— Où est son père ? voulut savoir Tilsner.

— Vous devriez le savoir mieux que moi, ricana Mme Eisenberg.

— Que voulez-vous dire, madame Eisenberg ? demanda Müller.

— Je veux dire que je n’en sais rien. Il a été arrêté il y a trois mois de cela, juste avant la disparition de Silke, mais j’ignore où il a été emmené. Vous autres refusez de me dire quoi que ce soit.

Müller lança un regard interrogateur à Tilsner qui répondit par un haussement d’épaules.

— Nous n’avons aucune information à ce sujet, citoyenne Eisenberg, dit Müller. Et s’il avait été arrêté par la police populaire, nous serions au courant, je peux vous l’assurer.

— C’est la Stasi qui l’a arrêté, pas la police.

Müller fronça les sourcils, intriguée. Ils auraient peut-être dû vérifier auprès de Jäger avant de se déplacer.

— Eh bien, je suis sûre qu’ils avaient une bonne raison de le faire, répondit-elle, ce qui était un peu cruel, mais Marietta Eisenberg n’aurait pas dû la prendre à rebrousse-poil. Désolée de ce qui est arrivé à votre mari, mais nous sommes venus vous parler de Silke : pouvons-nous nous asseoir ?

Mme Eisenberg fit entrer les deux policiers dans le salon, dont la décoration impressionna Müller. Si les vêtements de la femme étaient sales, son appartement en revanche était d’une propreté impeccable et équipé des gadgets les plus récents. Téléphone, télévision, parquet d’aspect coûteux, placards et bibliothèques encastrés en placage bois. Tout à fait l’idée que se faisait Müller d’un appartement à Berlin-Ouest.

— Je sais ce que vous vous dites, intervint Mme Eisenberg. Comment une femme dont le mari a été arrêté par la Stasi peut-elle se permettre un appartement pareil ?

— C’est un très bel appartement, en effet, observa Müller en refrénant sa curiosité, mais cela ne me regarde pas. Asseyons-nous.

Müller désigna le canapé en velours beige. Du coin de l’œil, elle vit Tilsner inspecter les placards et les tiroirs de la cuisine. Eisenberg l’avait remarqué aussi.

— Est-il autorisé à fouiller dans mes affaires ? demanda-t-elle.

— Ne vous inquiétez pas pour le sous-lieutenant Tilsner, répondit Müller. Nous sommes membres de la Kripo, ça vaut toutes les autorisations, madame Eisenberg.

Müller se fit alors plus conciliante et posa la main sur celle de son interlocutrice.

— Nous avons juste besoin d’en apprendre le plus possible sur Silke. Une jeune fille a été retrouvée, voyez-vous.

Müller étudia la réaction de la femme. Appréhension, peur peut-être, mais pas de véritable surprise.

— Ah bon ?

Müller acquiesça d’un signe de tête sans lâcher la main d’Eisenberg.

— Je crains que ce ne soit pas une bonne nouvelle, cependant.

C’était la partie que Müller détestait : annoncer à des parents que la police croyait leur enfant mort.

— Le cadavre d’une jeune fille a été retrouvé.

Eisenberg la dévisagea, incrédule. Au même moment, Müller nota que Tilsner s’était dirigé vers les chambres, ce que Mme Eisenberg n’avait pas remarqué, trop secouée par la nouvelle.

— Nous n’avons pas la certitude qu’il s’agisse de Silke. J’espère pour vous que ce n’est pas le cas. Nous avons besoin que vous nous le confirmiez en regardant une photo. Pouvez-vous me rendre ce service ?

Marietta Eisenberg avait l’air dévastée. Son mari était emprisonné quelque part dans une geôle de la Stasi. Et voilà que sa fille, disparue depuis plusieurs mois, était peut-être morte.

— Où a-t-on découvert le cadavre ?

— À Berlin. Dans le quartier de Mitte.

— À Berlin-Est ?

— Oui, évidemment.

— Mais…

Les mots moururent sur les lèvres de Mme Eisenberg.

— Mais quoi, citoyenne Eisenberg ? Avez-vous quelque chose à me dire ?

— Non, hésita-t-elle. Je… Je… C’est juste que…

— Oui ?

— Rien, rien, marmonna-t-elle, la tête entre les mains, regard rivé au sol.

Müller tirait les photos du cadavre de sa poche quand un cri retentit dans l’appartement.

— Chef ! hurla Tilsner. Amène-toi tout de suite !

Müller se leva d’un bond et se hâta de rejoindre son adjoint. De toute évidence, ils se trouvaient dans une chambre de fille. Il y avait du rose partout. Les murs étaient décorés de posters de groupes de rock et de stars de la chanson du bloc de l’Ouest. Müller reconnut la moue de Mick Jagger, la chevelure orange de David Bowie. Sur un autre mur s’affichaient des certificats et des posters de la Jeunesse libre allemande et des pionniers datant d’une époque où les aspirations de Silke se conformaient encore aux diktats du Parti concernant les enfants socialistes modèles.

Le tiroir de la table de chevet était ouvert, et Tilsner se tenait debout près du lit de Silke, une lettre à la main.

— La mère aurait dû se donner un peu plus de mal pour cacher ça. Le fourrer dans la table de nuit de sa fille, ce n’est pas ce qu’il y a de plus malin, dit-il en tendant à Müller la lettre, son enveloppe et l’instantané qu’elle contenait.

Müller regarda d’abord la photo, une photo couleur, luxe rare en RDA. Le détail intéressant, c’était qu’il s’agissait d’un autoportrait de Silke devant l’entrée principale du grand magasin KaDeWe – Kaufhaus des Westens –, à Berlin-Ouest. Müller vérifia le cachet de la poste sur l’enveloppe. La lettre avait été postée de RFA à peine trois jours plus tôt – soit après la découverte du cadavre. Müller regarda son coéquipier.

— Alors elle est passée à l’Ouest. Et elle est en vie. Notre cadavre près du Mur n’est pas celui de Silke Eisenberg.

— Non, chef. À moins que quelqu’un ait posté la lettre après son assassinat. Et même si c’est possible, ça semble improbable. On n’est pas plus avancés.

En entendant des sanglots derrière eux, les deux policiers se retournèrent. Debout dans l’encadrement de la porte, Marietta Eisenberg semblait à la fois bouleversée et inquiète. À juste titre, songea Müller. Sa fille n’était peut-être pas morte, mais elle était coupable de désertion. Et si Marietta Eisenberg l’avait aidée à fuir à Berlin-Ouest, son mari ne serait pas le seul à jouir de l’hospitalité des prisons de la Stasi.