Gottfried Müller savait qu’il trahissait la promesse faite à sa femme, mais il se justifiait en se rappelant qu’elle avait fait bien pire en rompant le serment de fidélité prononcé le jour de leur mariage.
Longeant Schönhauser Allee, il trépignait de frustration plus qu’il ne marchait. Il aurait pu prendre le métro mais préférait l’air frais et l’anonymat de la rue au regard sévère d’une matrone assise face à lui dans un compartiment.
Tout en marchant, Gottfried sentait ses lunettes glisser le long de son nez. Il les rechaussa en attendant que le petit bonhomme devant la station de métro de Dimitroffstrasse passe au vert ; des Wartburg, des Trabant et des Lada déversaient leurs gaz d’échappement dans le brouillard déjà étouffant de la nuit. Depuis son retour de Rügen, tout était cent fois pire qu’avant son départ. Au début, l’idée de passer quelques mois au bord de la Baltique dans une maison de correction l’avait emballé. Jusqu’à ce qu’il constate dans quelles conditions on y vivait. Pourtant, même à ce moment-là, il s’était senti plus serein, comme s’il avait vraiment un impact, ne serait-ce qu’essayer de remonter le moral aux enfants et leur apporter un peu de gentillesse.
Gottfried décida d’emprunter Pappelallee, une rue plus tranquille. Il fallait qu’il retrouve son calme avant d’arriver à l’église. La dispute de samedi avec Karin et, pire encore, le fait qu’elle ait préféré découcher lui restaient en travers de la gorge. Elle mentait, cela crevait les yeux, aussi n’éprouvait-il aucune honte à venir ici aujourd’hui. La donne avait changé.
Tête baissée, Gottfried faillit ne pas remarquer la vieille dame qui se faufilait entre les plaques de neige sur le trottoir. Quand elle trébucha, il la rattrapa pour l’empêcher de tomber ; comme elle est frêle et légère, songea-t-il tout en remarquant que la manche gauche de son manteau pendait, vide. Gottfried s’arrêta un instant alors que la dame le remerciait d’un hochement de tête en poursuivant son chemin. Cet incident providentiel lui rappelait que certaines personnes étaient dans des situations pires que la sienne. Il regarda la vieille dame s’éloigner d’un pas traînant, la manche de son manteau flottant au gré de ses pas. Était-elle trop âgée pour avoir une prothèse ? Ou tirait-elle de la fierté de son handicap ? Dans son enfance, à Berlin, il n’était pas rare de voir des citoyens d’un certain âge amputés d’un membre à cause d’une blessure de guerre ou d’un bombardement. Ça et un nombre impressionnant de célibataires acariâtres qui perdaient les pédales à la moindre provocation potache. La guerre avait fait d’elles des veuves vieillies avant l’heure.
Gottfried jeta un coup d’œil à sa montre, releva le col de son manteau et pressa le pas. Il espérait arriver quelques minutes en avance à la réunion. Le pasteur Grosinski lui prodiguerait peut-être quelques conseils utiles pour éviter que son mariage ne périclite. Après tout, Karin et lui feraient peut-être mieux de laisser les choses suivre leur cours naturel.
En approchant de l’entrée de l’église, Gottfried marqua une nouvelle pause. Levant la tête, il admira la silhouette massive du bâtiment en briques rouges et la patine vert-de-gris de son clocher en cuivre qui disparaissait dans le ciel à travers un voile de brume nimbé par le clair de lune. Le bâtiment semblait avoir moins souffert des bombardements et des mitraillages de la guerre que la vieille dame qu’il venait d’éviter de justesse.
En gravissant le perron, il perçut du coin de l’œil un infime mouvement, un éclair ; il se retourna et leva les yeux vers l’une des fenêtres au deuxième étage d’un immeuble, de l’autre côté de la rue, d’où un homme posté dans l’ombre avec quelque chose à la main surveillait l’église. Son visage ressemblait à celui de ce salaud de Tilsner, l’adjoint de Karin. L’homme s’éloigna de la fenêtre. L’espace d’un instant, Gottfried se demanda s’il ne devrait pas foncer sur le trottoir d’en face et faire irruption dans l’appartement pour lui demander des comptes. Mais il chassa cette idée et fit volte-face pour s’engouffrer dans l’église. Ce n’était sans doute pas Tilsner, juste quelqu’un qui lui ressemblait de loin. Il faut que j’arrête : ça devient une obsession, songea Gottfried.