Müller releva son col pour protéger ses oreilles et superposa les deux revers pour essayer de se prémunir du froid. La marche rapide depuis la station de Plänterwald l’avait réchauffée pour un temps, mais à présent, alors qu’elle attendait près du guichet désert du Kulturpark, on aurait dit que l’air glacial du matin lui transperçait les os. Quand Jäger lui avait proposé de le retrouver dans un endroit tranquille, elle ne s’était pas attendue à ce qu’il lui fixe rendez-vous dans l’unique parc d’attractions de RDA fermé pour la saison, désert et recouvert de neige. Le jour, l’heure et l’endroit du rendez-vous avaient fait l’objet d’un mot dactylographié sur du papier à en-tête du ministère de la Sécurité d’État qu’un coursier à moto lui avait remis en main propre à Marx-Engels-Platz, dans une enveloppe scellée. Pour couronner le tout, Jäger l’avait inquiétée en lui demandant de s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Dans le train de banlieue, elle avait soupçonné un moment un inconnu vêtu d’une salopette de chantier. Il était monté dans la même rame qu’elle à Marx-Engels-Platz et, bien qu’elle se fût efforcée de ne pas le dévisager, elle avait eu l’impression qu’il la surveillait de temps à autre. Elle fut pourtant la seule à descendre à Plänterwald et se morigéna pour sa paranoïa.
Retroussant la manche de son manteau, elle consulta sa montre. Dix heures cinq : Jäger avait cinq minutes de retard. Elle recouvrit son poignet, enfonça les mains au fond de ses poches et se retourna pour surveiller les environs du parc. Il n’y avait pas âme qui vive. Pas même un chant d’oiseau pour troubler le silence quasi parfait.
Soudain, un bruit métallique retentit depuis un endroit inattendu, l’entrée du parc elle-même, et Jäger apparut ; en civil, bien que chargé d’une mallette, il était accompagné d’un homme que Müller ne reconnut pas et qui portait l’uniforme du VEB, l’entreprise d’État qui gérait le parc.
— Veuillez excuser mon léger retard, lieutenant. Comme le gardien, camarade Köhler que voici, n’est pas habitué à recevoir de la visite à cette époque de l’année, j’ai dû aller le chercher. Il va nous conduire dans un endroit tranquille pour notre rendez-vous.
Müller acquiesça d’un léger signe de tête alors que le gardien leur indiquait de le suivre en passant par les tourniquets.
Jäger croisa le regard de Müller en entrant dans le parc.
— Vous avez l’air gelée, camarade lieutenant. Voici ce qu’il vous faut par un temps pareil, dit-il en tapotant sa veste en mouton retourné avant de pincer la manche du manteau vert-de-gris de Müller qu’il frotta entre son pouce et son index. Pas un pardessus de la police populaire.
— J’aimerais avoir les moyens de m’en payer une comme la vôtre, camarade Jäger, rétorqua Müller en riant. Je crois savoir que le salaire d’un lieutenant de police est légèrement inférieur à celui d’un lieutenant-colonel du ministère de la Sécurité d’État.
Jäger lui adressa un sourire entendu. L’égalité avait ses limites dans leur État prolétarien, songea Müller, mais c’était un monde tout de même plus juste que de l’autre côté du Rempart antifasciste. Ça crevait les yeux chaque fois que les insupportables programmes d’information ouest-allemands dont Gottfried était friand déversaient leurs sempiternels comptes rendus de grève et de mécontentement ouvrier.
Ici, en périphérie de Berlin, la neige ne s’était pas muée en bourbier boueux comme aux environs de l’immeuble de Friedrichshain où résidaient les Eisenberg. La température ayant baissé au cours de la nuit, la glace craquait sous leurs pas, si bien que, à trois, ils faisaient presque autant de bruit qu’une colonne de soldats de l’armée populaire.
Alors qu’ils tournaient un coin du parc, Jäger désigna les bateaux en forme de cygnes alignés sur les berges du lac, au repos pour l’hiver.
— Êtes-vous déjà venue en pleine saison, lieutenant Müller ? Mes enfants adorent ce parc.
— Je n’ai pas d’enfants, lieutenant-colonel. Et, non, je n’y suis jamais venue, admit-elle, transpercée par une pointe de regret en se rappelant soudain la jeune fille assassinée dont le cadavre reposait au cimetière Sainte-Elisabeth.
Elle non plus ne viendrait pas essayer de sitôt les attractions du Kulturpark.
Le reste du chemin se fit en silence ; le gardien les précédait, et Jäger semblait gêné par l’échange qu’ils venaient d’avoir. Müller vit qu’ils se dirigeaient vers l’emblématique grande roue du parc. Quand ils l’atteignirent, le gardien sortit un trousseau de clés de sa poche et ouvrit la salle de contrôle.
— Nous allons avoir droit à un tour gratuit, dit Jäger. J’espère que vous n’avez pas le vertige.
Müller fit non de la tête : elle n’allait pas avouer le contraire.
— Sans parler d’un estomac plus solide que l’autre jour au cimetière.
Jäger avait beau la taquiner sans malice, le souvenir fit rougir Müller.
Quand Köhler enclencha le mécanisme, le moteur électrique produisit un bourdonnement, et le frisson des arbres agités par le vent céda peu à peu la place au grincement du métal grippé. Jäger laissa passer six nacelles avant de faire signe à Köhler d’arrêter la roue. La nacelle qu’il avait choisie oscilla sur ses gonds quand il déplaça la barre de sécurité et s’effaça pour y laisser entrer le lieutenant. Ils s’installèrent face à face sur la banquette, et l’estomac de Müller se retourna quand Köhler lâcha le frein. Alors que la roue géante se mettait à tourner, l’officier de la Stasi passa les doigts sur les rebords de la nacelle avant de regarder sous les banquettes.
Jäger releva la tête pour planter son regard dans celui de Müller.
— C’est ici que j’ai l’habitude de donner mes rendez-vous pour échanger en toute sérénité, nos agents ont donc déjà vérifié la cabine. On n’est jamais trop prudent, cela dit, d’autant que le sujet dont nous devons nous entretenir est assez… sensible, disons.
Müller hocha la tête en s’enfonçant dans son manteau car la température tombait à mesure qu’ils s’élevaient dans les airs. Risquant un coup d’œil vers la ville, elle eut la nausée en un instant. Étonnant pour une montagnarde – enfin, si on considérait la forêt vallonnée de Thuringe comme un coin montagneux. Une montagnarde qui avait toujours eu le vertige, athlète de sports d’hiver prometteuse pendant sa scolarité, jusqu’à…
Elle refoula le souvenir. Tenta de se ressaisir et de se concentrer sur Jäger qui ne semblait pas remarquer sa peur.
— Le rapport d’autopsie complet contient certaines découvertes intéressantes, des détails que je n’avais pas envie de divulguer devant Tilsner et Schmidt – pas avant que nous les ayons vérifiés ensemble, du moins.
Il sortit un dossier de sa mallette et rejoignit Müller sur sa banquette. Ce mouvement brusque déséquilibra la nacelle, et Müller fixa le sol des yeux pour éviter de se rappeler à quelle altitude ils se trouvaient. Elle savait que, sous ses gants, ses articulations devaient devenir livides à force de s’agripper au rebord de la banquette en bois. Ils semblaient avoir atteint le sommet. La roue avait cessé de tourner, et ils se balançaient en douceur, au gré du vent et des déplacements de Jäger qui avait décidé de jouer aux chaises musicales à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol. Essayait-il de déstabiliser Müller ?
— Vous allez bien, camarade lieutenant ? dit le lieutenant-colonel qui avait remarqué son regard terrifié. Vous convoquer ici n’était peut-être pas une si bonne idée, après tout. Je dois avouer que, d’habitude, je viens ici en été. Je n’avais pas réalisé qu’il y aurait tant de vent.
Müller prit une profonde inspiration.
— Ça va aller, mentit-elle avec une sensation de vide dans l’estomac.
Le lieutenant-colonel de la Stasi hocha la tête en ouvrant son dossier.
— Le professeur Feuerstein a abouti à certaines conclusions surprenantes et plutôt gênantes, annonça-t-il en tournant quelques pages.
Müller se surprit une nouvelle fois à vouloir détourner le regard du visage mutilé de l’adolescente sur lequel Jäger venait de s’arrêter.
— Sur cette zone voisine de la partie du visage où presque toute la chair a été arrachée, on remarque l’aspect lisse, presque brillant de la peau, comme si elle avait fondu.
Müller se concentra sur la zone que Jäger soulignait du doigt.
— C’est le résultat d’un contact avec un acide puissant. Dans le cas présent, de l’acide sulfurique contenu dans une batterie de voiture.
— Elle aurait été victime d’un accident, d’après vous ? Ou voulez-vous dire qu’on l’a aspergée délibérément ?
— Feuerstein ne se prononce pas sur ce point. Je pense que c’est inutile. À l’en croire, la victime était déjà morte quand la peau est entrée en contact avec l’acide.
— Ce serait intentionnel, dans ce cas ? Pour dissimuler son identité après son assassinat ?
— J’en suis à peu près persuadé.
— Et les blessures sur le reste du visage ? Ont-elles été causées par un chien, comme vous le disiez au cimetière ?
Jäger soupira en secouant la tête.
— Non, comme vous devez vous en douter. Son visage a été ravagé après avoir été arrosé d’acide. Et on lui a arraché les dents une à une avec des pinces métalliques.
Müller eut un hoquet de surprise et porta la main à sa bouche.
— Feuerstein a découvert des résidus de rouille sur ses gencives.
— Pauvre fille. Son assassin l’a donc torturée avant de la tuer ?
— Non, dit Jäger en secouant de nouveau la tête. Cette fois encore, les dents ont été arrachées après la mort de la victime.
— Quelqu’un s’est donné beaucoup de mal pour empêcher l’identification du corps.
— Tout à fait, convint Jäger, ce qui va bien vous compliquer la tâche. Car c’est ce que vous, Tilsner et Schmidt devez faire : identifier cette fille. Je veux que vous vous concentriez là-dessus. Et nous devons faire attention à ne pas contredire publiquement la version officielle de sa mort.
— Mais, camarade lieutenant-colonel, vous ne pouvez continuer à croire qu’elle a été tuée par des gardes-frontières ouest-allemands en essayant de fuir vers l’Est, n’est-ce pas ?
Jäger se tut un moment, si bien que seuls les grincements provoqués par les oscillations de la nacelle troublaient le silence.
— Ça reste la version officielle, répondit-il enfin, impassible, en sortant une enveloppe de la poche intérieure de sa veste. Cette autorisation vous aidera peut-être à enquêter sur sa disparition.
Il produisit un document qu’il montra à Müller, perplexe.
— Je n’ai pas besoin que le ministère de la Sécurité d’État approuve mon enquête.
Et si Jäger ne souhaitait pas qu’ils se lancent sur la piste du ou des assassins, pourquoi insistait-il tant pour que la victime soit identifiée ? La Stasi aurait peut-être intérêt à tirer un trait sur toute l’affaire, non ?
— Certes, convint Jäger, mais vérifiez la signature.
Comme l’autorisation fournie à Seiberling, le document était signé de la main d’Erich Mielke.
— Dans certaines circonstances, elle pourrait se révéler utile, lieutenant Müller. En outre, cela vous rappellera… qu’il ne faut pas outrepasser les limites autorisées.
— C’est-à-dire ?
— Que vous ne devez vous préoccuper que de l’enquête pour disparition, de la fille plutôt que des auteurs du meurtre. Même si je dois dire…
Jäger marqua une nouvelle pause, comme pour ménager son effet.
— Je dois dire qu’en cherchant à identifier la fille vous mettrez au jour des preuves qui pourront m’être utiles si d’aventure nous décidions de contester la version officielle. Mais c’est à moi, et à moi seul, qu’il appartiendra d’en décider, ajouta-t-il en regardant Müller droit dans les yeux.
Le frisson qui parcourut le lieutenant devait autant au froid qu’à la menace voilée de son supérieur. Maintenant qu’elle s’était habituée au balancement de la nacelle, Müller se risqua à observer la silhouette de Berlin qui s’étendait sur des kilomètres, dominée par la tour de la télévision à Alexanderplatz qui, à cette distance, avait des faux airs de seringue hypodermique. La Fernsehturm, symbole de l’essor de la RDA, petit pays, certes, mais qui tourné vers l’avenir, s’imposait, ni replié sur lui-même ni obsédé par l’argent, et ne dépendait pas de la fabrication de coucous pour touristes, contrairement à certaines nations de l’Ouest.
Jäger continuait à feuilleter le rapport d’autopsie quand Müller se tourna vers lui et risqua une autre question :
— Mon équipe est libre de suivre toute piste pouvant nous aider à identifier la victime, je suppose ?
Jäger fit claquer le dossier sur ses genoux en la fusillant du regard.
— Je n’ai pas envie de me répéter, Karin. En qualité d’officier supérieur du ministère de la Sécurité d’État, je me suis vu confier cette enquête pour une bonne raison.
— Pouvez-vous m’en faire part ?
Il s’empressa de cacher l’éclair de colère qui passait dans son regard.
— Non, pas dans l’immédiat. Contentez-vous de savoir qu’il s’agit d’une enquête délicate et que vous et votre équipe devez respecter les limites que je vous ai fixées.
Müller considéra de nouveau le point de vue vertigineux sur Berlin, loin en contrebas. Elle déglutit.
— Désirez-vous savoir ce que Tilsner et moi avons découvert ?
Jäger releva la tête et haussa les épaules.
— Le fait que les traces du cimetière proviennent de pneus de marque suédoise ou le fait que les empreintes de pas censées avoir été laissées par la victime ont été imitées par quelqu’un qui confond la droite et la gauche ?
Müller sentit son visage s’empourprer de gêne autant que de colère. Jäger les manipulait-il ?
— Vous êtes déjà au courant de tout ce qui ne colle pas, on dirait, camarade lieutenant-colonel. Pensez-vous avoir vraiment besoin de la police populaire ? Tilsner insiste pour que nous demandions à être déchargés de l’affaire.
— Désolé, s’excusa Jäger en levant la main. C’était injuste de ma part. Vous êtes d’une importance capitale pour cette enquête. Je vous ai choisis moi-même. J’ai besoin qu’une équipe criminelle compétente récolte et enregistre les preuves, sans dépendre du ministère de la Sécurité d’État. N’allez pas croire que vos efforts seront vains, je vous en prie.
Müller eut un rire dédaigneux.
— Je peux comprendre votre réaction, dit Jäger en fermant son dossier qu’il rangea dans sa mallette avant de se lever et de faire signe à Köhler de redémarrer le moteur pour les faire redescendre.
Müller agrippa la banquette quand la cabine fut projetée en avant.
— Je vais cependant vous révéler un détail qui, je l’espère, vous convaincra de continuer à m’aider. Dans son rapport, Feuerstein établit que l’adolescente avait une activité sexuelle. Mais ce n’est pas tout : d’après les hématomes autour des zones génitale et anale, elle aurait été violée et violentée avant d’être étranglée à mort.
Müller prit une profonde inspiration. Alors que Jäger observait un silence, les souvenirs affluèrent. Des souvenirs remontant à ses années d’études à l’académie de police qu’elle avait maintes et maintes fois essayé d’oublier.
Sentant Müller troublée, Jäger tendit soudain la main vers le genou de la jeune femme, qui se déroba.
— Vous allez bien, camarade Müller ? Vous êtes terriblement pâle.
— Vraiment ? dit-elle, consciente de sa voix blanche. C’est sans doute le mouvement de la grande roue, c’est tout, ajouta-t-elle en se forçant à rire. J’ai peut-être le vertige, finalement.
Son petit mensonge avait été découvert.
La nacelle était presque revenue au niveau du sol, et Müller aperçut la silhouette de Köhler dans sa guérite. Jäger s’éclaircit la voix.
— Encore un détail que je dois vous faire partager, pour que vous sachiez à qui nous avons affaire. La nature des hématomes indique que le dernier viol a été commis à peu près au moment où on lui tirait dans le dos et où on lui mutilait le visage et la bouche.
— En même temps ? dit Müller, incrédule.
— Presque, oui, dit Jäger en hochant la tête. Ce qu’il y a de certain, si l’on en croit le professeur Feuerstein, c’est que le dernier viol a été perpétré alors que la jeune fille était déjà morte.
Müller ferma les yeux et respira avec lenteur. Elle savait maintenant pourquoi elle ne soutiendrait pas la demande de Tilsner visant à être déchargés de l’enquête. Elle savait maintenant pourquoi elle était prête à chercher l’identité de la fille aux quatre coins de la RDA… et, malgré l’avertissement de Jäger, celle de son assassin.