La mer était étale depuis une dizaine de minutes quand tu te résolus à prendre enfin la parole. Tu le fis sans emphase, mais sans rien dissimuler de la complexité de la situation ni de la menace, pour une part indéfinissable et maintenue pour l’heure à distance, qui pesait sur l’île depuis plusieurs semaines, mais qui allait maintenant se précisant, tout en se précipitant. Certes, rien n’annonçait une démonstration de force avec mitraillages et déversement de napalm sur fond de Chevauchée des Walkyries, style guerre du Vietnam revue et corrigée par Hollywood : tu n’en jugeais pas moins préférable de nous éloigner sans plus tarder du rivage et de dissimuler notre matériel dans la forêt toute proche avant que la marée ait suffisamment baissé pour que puissent se poser sur la plage les hélicoptères qui formaient pour l’heure comme un essaim autour du porte-avions apparu devant l’île aux premières heures du jour. Le tout n’appelant selon toi pas d’autres commentaires : en dépit de ton extrême fatigue, tu te tenais debout tandis que tu t’adressais à nous, le regard fixé sur l’horizon dont le surplomb, comme n’a pas manqué de le noter Thomas Pynchon, semblait plus prononcé encore qu’il n’y paraît d’ordinaire dans les îles.
Ton pronostic se vérifia bientôt : les hélicoptères avaient mis le cap sur la côte, et force te fut de hausser progressivement la voix et bientôt de parler à tue-tête pour te faire entendre de tous. Nous courûmes vers le hangar érigé sur une butte, au fond de la plage, pour découvrir que la porte en semblait trop étroite pour laisser passer la camionnette que nous y avions cependant remisée sans difficulté le matin même. Le temps nous manquait pour nous arrêter à cette énigme, et nous ne disposions d’aucun outil pour forcer le passage : il nous fallait quitter au plus vite ce lieu qui n’offrait aucun abri et qui constituerait, si les choses devaient mal tourner, une cible de choix. De toute évidence, il était à présent trop tard pour tenter de joindre les autres membres de l’équipe et les avertir de ne pas nous rejoindre sur la plage, ainsi que nous en étions convenus, mais d’avoir au contraire à se terrer au plus profond de l’île, sans rien laisser soupçonner de nos activités, la suite du tournage étant remise à des jours meilleurs.
Au-dehors, le doute n’était plus permis : le halètement des pales allait se rapprochant et se faisait toujours plus intense et assourdissant à mesure qu’elles envahissaient l’écran.