Une infime ligne rouge

Soudainement apparu sur la place du marché, sans que nul ne pût dire d’où il venait en ce jour où toutes les communications avec le Continent étaient interrompues, l’homme marchait droit devant lui d’un pas égal, un court bâton à la main, sans se laisser arrêter par la foule qui le pressait de toutes parts, ni dévier de sa route, quels que fussent les obstacles qu’il rencontrait. De haute taille, le corps légèrement penché en avant, comme s’il suivait une direction tracée à même le sol, il allait son chemin, indifférent au brouhaha qui émanait de cette masse en colère et qui ne cessait de s’amplifier, la foule se faisant toujours plus dense, à mesure qu’il progressait en direction de la porte sud de la ville. Tel un navire de haut bord pris dans la tempête, mais qui n’aurait donné aucun signe de détresse, et poursuivait sa course sans que les éléments semblent avoir de prise sur lui.

Dans la foule, quelques-uns le remarquèrent. Et parmi ceux qui clamaient avec le plus de violence ce qu’ils considéraient être leurs droits sur cette terre cernée de toutes parts par l’océan, certains ressentirent, à seulement l’entrevoir, l’exclusion dont ils étaient frappés. Comme si la seule présence de cet intrus qui n’avait apparemment aucune part à leurs affaires, et qui semblait issu d’un ailleurs des temps, suffisait à faire d’eux des étrangers sur leur propre sol, et de leur île une terre au passé trop lointain pour que les passions qui la déchiraient pussent s’en réclamer.

Une fois sorti de la ville, l’homme s’engagea parmi les hautes herbes à l’orée desquelles stationnaient les voitures blindées des forces de police. Il retira alors sa chemise et poursuivit sa marche, le torse nu, jusqu’à la côte. En chemin, il rencontra une patrouille lourdement armée qui le laissa passer en silence, comme si ordre lui en avait été donné, et sans qu’il lui accordât en retour la moindre attention. Après quoi il disparut, et toutes les recherches qu’on entreprit plus tard pour le retrouver, une fois son identité révélée, furent vaines.

Le lendemain matin, les manifestants s’étant dispersés, on découvrit que, réduite à quelques traces dans les rues du vieux quartier, mais bien visible tout au long de la piste qu’il avait ensuite parcourue, et qui correspondait à l’antique ligne de partage entre les deux communautés qui se disputaient ce sol depuis les temps de la Conquête, s’étirait une infime ligne rouge, comme du sang.