Conversation
sur le trait de côte
L’un lisait Mason & Dixon, de Thomas Pynchon, en version originale et dans l’édition reliée, 773 pages. Une histoire de frontières, ces deux géomètres et astronomes anglais étant connus pour avoir tracé, en 1767, la ligne de séparation entre le Maryland et la Pennsylvanie – cette même ligne, qui porte leur nom, et qui devait, un siècle plus tard, correspondre à la scission entre les États de l’Union, anti-esclavagistes, et ceux de la Confédération, lesquels n’entendaient rien changer à leur mode de vie ni au système d’exploitation qui en faisait la condition.
L’autre feuilletait Le Monde, publication d’un poids moindre, mais peu maniable sous la forte brise marine, et qui consacrait, une fois de plus, une page entière de ses suppléments d’été à cet objet apparemment inusable, inépuisable, que serait l’île déclarée déserte où aurait séjourné, bien malgré lui, le personnage censé avoir servi de modèle à Daniel Defoe pour son Robinson Crusoé.
– Tu parlais de frontières, ou plutôt de l’absence de frontières, qui serait le propre des îles, quel qu’ait pu en être le mode de formation, et qu’elles soient nées, comme l’a rappelé Gilles Deleuze, d’une fracture, d’un délit, d’une séparation d’avec ce qui a pour nom la terre, et qualifiées à ce titre de « continentales », ou qu’elles soient constituées de coraux implantés dans la mer ou surgies des eaux à la suite d’une éruption sous-marine, auquel cas leur sera réservé le beau nom d’« océanes ».
– Les premières que l’on serait tenté de considérer comme accidentelles, ou dérivées, et les secondes comme essentielles ou originaires, si, à penser la chose en ces termes et à faire provisoirement abstraction de la violence qu’ils impliquent les uns et les autres, qu’elle soit de l’ordre de l’arrachement ou de l’éruption, cette différence qui parle à l’imagination ne s’effaçait derrière ce qui est le propre des îles, à savoir qu’elles sont de toutes parts entourées d’eau, cernées par les eaux : ce qui suffit à exclure pour ce qui les concerne toute référence autre que négative, ou de pure forme, à l’idée de « frontière ». S’en tiendrait-on à une dérive de ressort métaphorique, le travail du concept n’en sera en rien altéré ; et ce ne sera pas le tracé des eaux territoriales qui y changera quelque chose : on ne saurait parler d’île qu’en l’absence de toute frontière commune avec une autre entité géographique ; là où cette condition ne sera pas remplie, on n’aura pas affaire à une île, tout au plus à une « presque-île », le « presque » faisant ici toute la différence.
– Bel exemple de la façon dont le symbolique peut s’articuler sur l’imaginaire et l’imaginaire sur le réel, mais un réel toujours d’ores et déjà informé par le symbolique, comme le symbolique est toujours et déjà conditionné par le réel. La discontinuité de fait dans les lieux et dans les relations de voisinage est, en un mot comme en deux, affaire de topique, sinon de topologie. Une île n’a comme voisins et comme voisines que d’autres îles, avec lesquelles elle ne saurait avoir de frontières communes, et le Continent, proche ou lointain. Il aura fallu à un historien de la stature de Fernand Braudel s’ouvrir à une dimension de l’histoire qui ne se réduisît pas à l’opposition entre l’événementiel et la longue durée pour en arriver à écrire que l’Angleterre sera devenue une île du jour où les Français ont pris Calais, la boutant hors du Continent et la privant du même coup du dernier tronçon de frontière qu’elle y entretenait. Mais de Napoléon qui, né dans une île, devait après avoir régné un court temps sur l’Europe, finir dans une autre, à la Wehrmacht qui, en juin 1940, pressée de faire son entrée dans Paris, laissa au corps expéditionnaire britannique, encerclé dans la poche de Dunkerque, le temps de rembarquer, nul ne se sera risqué à franchir sans y avoir été invité l’étroit chenal qui sépare l’Angleterre du Continent : la Royal Navy, ce pur produit de l’impérialisme insulaire et durant des siècles son plus sûr garant, y veillait.
– À quoi l’on ajoutera, pour faire bonne mesure, que le concept de frontière est si bien antipathique à ce qui fait d’une île ce qu’elle est, ou est devenue, si contraire à sa définition, son être, son devenir d’île, que toute tentative pour en introduire une, de frontière, en son intérieur, que ce soit par la force ou par tout autre moyen, se solde régulièrement par un imbroglio politique, voire par une tragédie historique. Les exemples en abondent, de l’Irlande à Chypre ou la Nouvelle-Guinée.
– Une île n’a pas de frontières, elle n’a que des bords, ou faudrait-il dire un bord et un seul : son littoral tel qu’il se laisse représenter de façon plus ou moins approximative par une ligne continue, ainsi qu’il en va, par convention, du littoral en général, mais qui se ramène, pour ce qui est des îles, à ce que les mathématiciens nomment une courbe fermée dans le plan comme l’est un cercle – ce même cercle où ils reconnaissent par ailleurs la figure la plus élémentaire d’un nœud. Ce qu’une île peut avoir de spécifique au titre tout à la fois de donnée morphologique et de figure conceptuelle se mesure à l’écart qui sépare, en termes de précision, le « trait de côte » de la découpe géologique du littoral, dans un entre-deux mesurable où prennent place des opérations dans lesquelles la dimension linéaire du contour dont procède la figure fait place à celle, nodale, du concept.
– Une île en serait ainsi d’autant plus une, et s’approcherait au plus près de son concept, qu’elle serait unique en son genre, et à ce titre improbable, proche de l’utopie, laquelle implique la même idée d’une séparation, d’une rupture des amarres, d’un déni des frontières, et trouve dans la figure de l’île son modèle scénographique.
– L’Utopie de Thomas More supposait, en préalable à sa description comme à son institution, la destruction de l’isthme qui l’unissait à l’origine au Continent. Plutôt qu’un « non-lieu », ou un « sans-lieu », un « hors-lieu », comme on dirait un « hors-champ » ; ou encore, ainsi que s’y sera risqué Louis Marin, un « hors-espace », pour autant que ce dernier se pourrait penser comme tissé de frontières.
– Une autre bonne illustration en est la visite que Lénine rendit par deux fois à Gorki, non sans réticences, en 1909, dans l’île de Capri où le célèbre écrivain russe s’était retiré sous le prétexte d’y soigner sa tuberculose, tout en accueillant dans sa maison tout ce que l’Europe connaissait de bolcheviks et de mencheviks qui y avaient trouvé refuge après l’échec de la révolution de 1905. Avec de sa part pour objectif proclamé de créer dans ce haut lieu du luxe et de la culture bourgeoise, étiqueté par celle-ci comme « magique », une école où se formeraient les cadres de la future avant-garde révolutionnaire, projet auquel il espérait que Lénine donnerait le feu vert sans pour autant y participer en personne ainsi que le faisaient d’ores et déjà à ses côtés deux personnages qui compteront parmi les principaux acteurs des luttes à venir dans le champ culturel et artistique autour de la notion de Proletkul’t, Alexandre Bogdanov et Anatole Lunatscharski, futur commissaire du peuple à l’éducation ; c’était ne pas mesurer l’écart qui pouvait être – comme il le sera encore en 1918-1919 – entre une vision utopique des choses qui donnait le pas à la force des idées sur la réalité des faits et les exigences d’une pratique authentiquement révolutionnaire. La célèbre photographie qui montre Lénine jouant aux échecs avec Boulgakov sous le regard de Gorki ne dit rien de l’opposition entre deux conceptions de la lutte révolutionnaire telles qu’elles auront trouvé, sur le roc et dans la lumière de Capri, l’espace de quelques heures, leur inscription tout ensemble géographique et mythologique : l’une délibérément utopique, et comme telle « îlienne », qui voulait que la révolution à venir supposât comme son préalable la constitution d’une culture authentiquement prolétarienne, qui en déterminât le sens et en fît la force, à la façon dont le travail des Encyclopédistes avait ouvert la voie à la révolution bourgeoise de 1789 ; et l’autre que l’on qualifiera de « continentale », et qui s’en tenait au mot d’ordre « réaliste » d’une assimilation par la classe ouvrière de la culture bourgeoise qui ne préjugerait en rien des développements que pourront connaître les arts et la culture en général, une fois assurée la victoire du prolétariat et de son « avant-garde »…
– Et ceci encore : les îles peuvent être de dimensions très variables (avec ce paradoxe des confins que constitue l’Australie, à mi-course entre la multitude d’îles de toutes dimensions qui l’entourent et la masse énorme de l’Asie du Sud-Est qui la surplombe. Cerné qu’il est de toutes parts par les eaux, ce continent n’en a pas moins, en dépit de sa propre et insubmersible étendue, quelque chose d’une île) : les unes immédiatement identifiables par leur forme, leur découpe, tandis que d’autres se réduisent à un point sur une carte. Ce qui suffit sans doute à faire qu’elles se ressemblent. Encore qu’à l’instar des monades de Leibniz, il n’en soit pas deux qui ne présentent une différence interne, ou fondée sur une détermination intrinsèque. Si deux points peuvent être dits « se ressembler », il suffit pour les distinguer qu’ils prêtent à agrandissement, autrement dit que quelque chose existe ou soit pensable comme un « point étendu », ce que refusait Léonard de Vinci…
– … Mais dont il aura néanmoins su former l’idée dans tout ce qu’elle pouvait avoir de contradictoire mais aussi bien de fécond.
– … Et que Leibniz admettra sans plus de façons, deux siècles plus tard ; après quoi (j’abrège, c’est le moins qu’on puisse faire), il inventera le calcul infinitésimal.