Je ne puis marcher, ainsi que nous l’aurons fait aujourd’hui, à la mi-journée, au pied des hautes falaises de schiste qui s’étendent sur tout le pourtour sud de l’île, et profitant de la grande marée qui en avait largement dégagé les abords pour nous aventurer dans des zones chaque année différentes, sans penser aux photographies prises par Timothy O’Sullivan pendant la conquête de l’Ouest américain : l’avancée du chemin de fer le disputant à celle de la cavalerie fédérale dans des paysages réputés inviolés, et dont les apparences strictement minérales semblaient en effet exclure jusqu’à l’idée d’une présence humaine. Le va-et-vient de la marée a pour effet d’effacer chaque jour à nouveau toute trace de pas, et c’est chaque fois un enchantement d’enfant d’être le premier à s’aventurer sur le sable où brillent par endroits les reflets des falaises, en s’efforçant sans succès de n’y laisser soi-même nulle empreinte, si légère fût-elle.
Pourquoi ce site qui n’a rien de tropical me fait-il songer, via les canyons du Sud-Ouest américain, aux îles des mers du Sud ? L’anse que nous parcourions n’avait pourtant rien d’un atoll. Je regardais un couple d’adolescents se tenant debout, immobiles, sur une levée de sable menacée d’encerclement par le flot de la marée montante dont les vagues allaient s’amplifiant à mesure de sa progression. Qu’attendaient-ils de ce jeu quelque peu risqué (l’endroit est connu pour ses courants dangereux, d’autant plus trompeurs que le temps semblait être au « beau fixe », ainsi qu’on aura eu mainte occasion de le répéter tout au long de cet été qui fut aussi des plus meurtriers) ? Comme s’ils n’avaient su trouver de refuge, dans l’île où comme je l’appris plus tard résidaient leurs familles respectives, qu’à en réitérer la clôture et se laisser enserrer par la mer sur cet atoll de rêve. Un rêve – à défaut d’un atoll – qui ne devait durer que le temps pour la marée de l’engloutir ainsi qu’elle le fait des châteaux de sable que les enfants bâtissent obstinément sur les plages pour en contempler la ruine, contraignant les deux amoureux à se défaire de leurs vêtements et à faire retour à la nage vers le rivage, tels des naufragés ; à ceci près que c’est l’îlot lui-même qui aurait ici fait naufrage.
Sur le chemin du retour, celle qui m’accompagnait dans cette promenade prétendra qu’aveuglé par le soleil et le scintillement des eaux, et mû, en dépit de mes dénégations, par ce qu’elle disait être mon amour refoulé pour le roman, je n’avais rien vu, ni rien compris : à l’en croire, il n’y avait pas là de très jeunes gens, mais un couple d’adultes, plutôt élégants et désinvoltes ; avec, pour corollaire, un « cinéma » d’un tout autre caractère que celui du dernier Murnau, le Murnau de Tabu.