L’horizon perdu

Alors qu’il s’apprêtait à filmer en direct le départ en catastrophe des quelques privilégiés admis à quitter l’île à bord de l’avion que l’on savait devoir être le dernier à s’y poser, et face à l’afflux des réfugiés et des fuyards de toute espèce qui envahissaient la piste à demi détruite après en avoir brisé les clôtures et se pressaient autour de l’appareil, comment n’aurait-il pas pensé aux scènes dont Saigon ou Phnom Penh furent le théâtre, à la fin de la guerre du Vietnam et lors de la prise du pouvoir par les Khmers rouges, telles que le cinéma en aura, là encore, distillé les images ? À commencer par celle des grappes humaines agrippées aux patins des hélicoptères, et qui allaient se désagrégeant peu à peu dans le vacarme des haut-parleurs, à l’exception de deux ou trois désespérés bientôt descendus à la carabine par les forces de police. Comment s’y prendre pour qu’à l’échelle d’un conflit local, et dans des circonstances beaucoup moins dramatiques, les images qu’il réussirait à restituer de l’opération soient de quelque poids, par comparaison avec celles de Deer Hunter ou de La Déchirure ?

 

Ce qui l’inquiétait le plus était la tempête qui s’annonçait, plus tôt qu’on ne l’attendait. Il avait en effet prévu de suivre en un long et unique panoramique l’envol de l’avion, depuis le moment du décollage jusqu’à celui où il disparaîtrait à l’horizon. Avec en tête quelques célèbres séquences de films, à commencer par le morceau d’anthologie sur lequel s’ouvre Lost Horizon de Frank Capra, et qui voit un groupe de citoyens étrangers, parmi lesquels un futur secrétaire d’État au Foreign Office, s’enfuir dans les années trente par la voie des airs d’une ville du Turkestan chinois gagnée par la révolution, en attendant que, les heures passant et le soleil venant à se lever à l’ouest, ils ne s’avisent avec stupéfaction que l’avion volait dans la direction opposée à celle qu’il aurait dû prendre, vers l’Asie centrale et l’Himalaya et non vers Shanghai ou Hong Kong : en deux mots, qu’ils étaient victimes de ce qu’on nommerait aujourd’hui un détournement d’avion. Et cette autre séquence encore, sur laquelle s’ouvre et se referme Dossier secret d’Orson Welles, où un petit avion de tourisme, vide de tout occupant, tourne sans fin en rond au-dessus de la Méditerranée

 

Or il advint ceci qu’à mesure que s’éloignait l’avion, et tout en continuant de le filmer, il lui fallut mettre un terme à sa rêverie cinéphilique et se rendre à l’évidence : loin de virer de bord à cent quatre-vingts degrés, et de faire retour vers son point de départ, ainsi qu’on l’attendait, après avoir parcouru une distance suffisante pour atteindre à l’effet recherché, l’appareil poursuivait imperturbablement sa route vers l’ouest et le grand large, comme happé par la dynamique de la citation, sans terre où se poser à moins de deux ou trois mille kilomètres, et sans la perspective – citation oblige, là encore – de voir, comme il en va dans le film de Capra, toute une tribu où se mêlaient chevaux et chameaux affluer vers l’avion, dans la plaine de Mongolie, et faire la chaîne pour, bidon après bidon, jerrican après jerrican, en emplir les réservoirs. Avec à son bord vingt-deux passagers, trois hommes d’équipage (ou prétendus tels) et des réserves de carburant pour un peu plus de deux heures de vol.