L’échelle

Une île, donc ; et dans cette île, un lieu-dit Le Skeul, en breton – en français, « l’Échelle », comme est indifféremment nommée sur les cartes la pointe voisine, Beg am Skeul, la pointe du Skeul ou pointe de l’Échelle. Avec, pour ta part, émanant tel qu’en hors champ d’un fond des plus obscurs, ce murmure à peine audible, dans lequel une même question se décline sous divers modes et aspects : « Où suis-je ? » « Que fais-je ici ? » « Comment en suis-je arrivé là ? » « Qu’est-ce qui a fait, ou voulu que je m’y arrête ? », etc.

 

Non contentes de tisser des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblent, au premier abord, les plus indépendants les uns des autres, celles que Proust, faisant sienne, à l’instar de Freud, mais sans citer ses sources, la métaphore du tissage, a nommées « les agiles navettes des années » en viennent à nouer entre les pensées qui paraissent les moins faites pour s’accorder entre elles des liens inattendus, quand ils ne tiennent pas du paradoxe. Si tant est qu’à l’heure du numérique la métaphore textile ne se réduise pas au nom dont s’affecte le Web, force est de s’en remettre à la machine du soin de remédier aux défaillances éventuelles du système, sans faire trop de plis, voire d’accrocs dans la toile, pour autant que soient respectées un certain nombre de contraintes. À commencer par cette variante du principe d’incertitude qui voudrait que l’observateur étant partie intégrante de l’opération, on ne puisse décider, dans le même temps et l’unité d’un même angle de visée, tout à la fois de la localisation précise d’une même inconnue x à un moment ou un instant donnés, et du parcours qui peut, a pu ou pourra être le sien à tout autre moment ou instant. J’ai toujours soupçonné que le nom du lieu où tu as trouvé un point de chute, sinon un ancrage à tout le moins temporaire et épisodique, entrait pour une part dans l’attachement que tu lui portais. Comme s’il t’avait été donné d’y lire quelque chose des raisons qui t’auront mené là, aussi bien que de la tâche qui t’y attendait. D’autant que ta voisine et la doyenne des lieux, Thérèse Tanguy, t’avait confié, en accompagnant son dire d’un grand élan d’ouverture sur le large, que, pour les « anciens », et quel qu’en fût le sens, la direction d’une telle ouverture, vers l’intérieur de l’île ou vers l’horizon marin, le Skeul signifiait « l’entrée ». Ce qui était bien évidemment à entendre en un tout autre sens que réaliste, vu l’obstacle qu’oppose la confi­guration des falaises et des criques rocheuses qui entourent ce que telle carte nomme la pointe de l’Escueil à toute idée d’embarquement ou de débarquement, tant sont raides les escaliers taillés en plusieurs endroits à même la pierre par les pêcheurs.

 

En fait d’échelles, nous eûmes très tôt repéré, dans les éditions illustrées pour la jeunesse du Crusoé, celle dont usait Robinson pour franchir, dans un sens ou dans l’autre, l’enceinte qui défendait son logis. Mais celles aussi (les échelles) du Levant, telles que les a dépeintes André Hellé, dans cet autre grand livre de notre enfance que fut, aux côtés de son Arche de Noé, Le Tour du monde en quatre-vingts pages (« Au temps des galères et des caravelles, les jetées de bois des ports barbaresques s’appelaient “échelles”. C’est pourquoi le nom d’“échelles du Levant” est resté aux villes maritimes de l’Asie Mineure, de l’Égypte et de la Tripolitaine dans lesquelles les passagers et les marchandises étaient, naguère encore, embarqués et débarqués au moyen de ces primitifs appontements »). Je retiens de l’English Oxford Dictionary (lequel atteindra bientôt dans ces mêmes pages à un sommet dans l’expression lexicographique) que le latin scala désignait un escalier, et le grec skala un lieu d’escale à Constantinople longtemps avant que la langue anglaise n’en vînt à rompre l’articulation entre les deux versants d’un mot dont une étymologie de fantaisie, fondée sur l’assonance, semble avoir voulu que chacun d’entre eux ait sa racine propre (sca / lad, comme dans « escalade » ou dans scaling-ladder), pour distinguer entre la chose et le concept : d’un côté, l’objet ou l’outil (ladder) ; de l’autre, tout ce qui, dans le mot « échelle » (scale), peut en appeler, par-delà l’idée de dimension, à celles de progression, de suite, de série, dans l’espace aussi bien que dans le temps, et de proche en proche, d’îles en archipels, pourrait servir d’assise à une échelle des terres sans frontières saisies dans leur triple fonction de ponctuation, tout ensemble géographique, imaginaire et symbolique.

 

Reste, pour parler comme le faisait en son temps Jean Dubuffet, à la trouver, cette « entrée » (il lui aura fallu pour sa part s’y reprendre à trois fois). Aujourd’hui, alors que tu as dépassé « le sommet peu praticable des quatre-vingt-trois années » dont parle Proust dans la dernière page du Temps retrouvé, à propos du duc de Guermantes, l’heure serait plutôt de penser à la sortie, quand bien même la vieillesse est toujours susceptible de tourner à un voyage de découverte auquel on ne saurait se dérober si l’occasion s’en présente. Quant au poids dont peut être en l’occurrence la fiction, Proust l’a démontré en feignant de confondre l’entrée et la sortie : À la recherche du temps perdu se clôt sur la décision prise par le Narrateur d’en finir avec tous ces atermoiements et d’écrire enfin le livre dont la vraie matière lui aura été révélée à son retour à Paris, pendant la Première Guerre mondiale, quand il prit la mesure des effets spectaculaires, physionomiques autant que physiques, de l’opération du temps sur ses amis et connaissances. Rappelle-toi la conférence de Nabokov, lue sur place, à Cornell : le grand roman de Proust ne serait qu’une copie du modèle idéal que contemple le Narrateur – mais quelle copie ! La ressemblance entre l’auteur et lui peut bien être tenue pour l’un des ressorts les mieux apparents de la rhétorique proustienne : Proust (puisque tel est le nom dont s’affecte à ce stade, non sans équivoque, la fonction d’auteur, le Narrateur n’ayant droit qu’au prénom, « Marcel »), Proust lui-même nous engage à considérer la chose sous un autre angle : « Le livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens commun, à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. »