« Qu’est-ce qu’une idée que l’on avait, et qu’on n’a plus ? » demandait Valéry. Une idée perdue, une idée disparue, ou – plus proche en cela de ce qui a nom la pensée, encore qu’il soit pour celle-ci de multiples façons de s’égarer, de se perdre, de disparaître sans laisser de traces ni de suites – une idée emportée, dispersée par le vent, ainsi que peuvent l’être des feuilles de papier abandonnées sur une table ou sur une chaise, sans rien qui les retienne ou ne les fixe. De quel poids peut être pour l’esprit, et de quel prix pour la mémoire le fait que place soit accordée au presse-papiers dans les nouvelles machineries du penser ?
Vous avez accumulé une grande quantité de texte
dans votre presse-papier.
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dans d’autres applications ?
OUI NON ANNULE
Des presse-papiers, il en avait toute une collection, et de toute espèce, pour bon nombre chinois, et qui comptaient parmi les menus cadeaux de bienvenue rituellement offerts, en Asie, aux invités de l’institution ou de la compagnie qui les accueille – certains auxquels il était particulièrement attaché, pour des raisons diverses. Dont l’un, d’un parfait design, qui lui rappelait un déjeuner d’une grande chaleur, servi dans un petit immeuble qui compte parmi les premières réussites du mouvement moderne en Corée, et où avait son siège l’équipe d’architectes à laquelle était lié celui qui avait été, pendant des années, son étudiant à Paris. Et cet autre encore, tout de pacotille et en faux marbre, qui lui avait été donné lors d’un séjour à l’Institut technologique de Nankin, en même temps qu’un badge de couleur rouge, en métal émaillé, qui le désignait comme un invité de marque du gouvernement chinois, et qui figurait sur son bureau, dans l’île, aux côtés d’un crabe grandeur nature, à la cire perdue, et d’un modèle réduit de turbine électrique, l’un et l’autre hérités de son père et coulés dans le bronze. Mais il regrettait qu’aucun objet de ce type n’affectât la forme conique du « Pain de sucre » de Rio de Janeiro, ou d’une île volcanique telle que le Stromboli, et d’en être réduit, pour nourrir son fantasme d’une chaîne d’associations dont îles et presse-papiers seraient autant de maillons, à évoquer ce ministre du tsar – « figure de pierre qui faisait penser à un presse-papiers », telle que la décrit Andreï Biély dans Pétersbourg, ce livre que Vladimir Nabokov comptait parmi les plus grands du XXe siècle, aux côtés de l’Ulysse de Joyce et de La Métamorphose de Kafka. Mais Apollonovitch Ableoukhov ne vivait pas seulement dans la hantise des dossiers dont l’archipel étreignait son bureau. Il haïssait les îles où Pierre le Grand avait pris appui avant de fonder Saint-Pétersbourg, et dans lesquelles mijotait ce qui prendra force d’histoire avec le coup de génie que représentera de la part d’Eisenstein, dans Octobre, la séquence du lever des ponts sur la Neva. Un grand moment d’histoire que rien ne corrobore dans les sources documentaires et qui tire sa vérité de la puissance qui peut être celle du phénomène de la « double inscription », au sens tout à la fois marxiste et freudien du terme, quand l’opération qu’il désigne se réduit à la simple répétition qui est la marque de la gloire comme de la renommée, et qui peut avoir sa beauté quand on voit, dans la meilleure tradition soviétique, le général von Paulus rejouer encore à chaud la capitulation de Stalingrad, les armées russe et américaine réitérer pour l’ampleur du panoramique leur jonction sur l’Elbe, et même un soldat russe de service planter derechef le drapeau rouge sur la coupole du Reichstag avec l’assurance que la seconde prise sera la bonne et que les images de l’histoire seront ainsi fixées qu’elles pourront être remisées sans risques et à toutes fins utiles sous les presse-papiers du conformisme médiatique.
En fait de révolution – mais le mot, dit-on, sinon la chose, n’a plus cours –, il lui paraissait clair qu’on ne saurait attendre du passage à l’informatique qu’il mette un terme au règne de la bureaucratie, laquelle trouve au contraire à l’heure du numérique toutes les raisons d’espérer en sa perpétuation sous le couvert de quelques métaphores en apparence anodines autant qu’anachroniques : dont celle, précisément, du presse-papiers, à la pression, la pesanteur amorphe duquel la culture anglo-saxonne préfère la pince assurément plus active, plus pressante, sinon plus sélective, du clipboard, mais qui participent l’une et l’autre d’une instrumentalisation de la mémoire, laquelle se réduit dans ce contexte à une zone de rétention relativement volatile où un ensemble de données prélevées dans un champ spécifique puissent être stockées, mises en réserve, retenues, dans l’attente d’une réutilisation éventuelle qui s’apparentera le plus souvent à une forme ou une autre de déplacement.