Parmi les documents retrouvés à côté du manuscrit proprement dit figurait une liasse d’informations recueillies sur le Web, et portant sur une forme d’industrie culturelle qui joue explicitement de l’hypothèse qu’on dira être celle de l’île déserte. Desert Island, tel est en effet le nom d’une entreprise commerciale apparemment toujours active, au moins nominalement parlant, et qui diffuse livres, films et disques sur la base d’un questionnaire des plus simples : « Quels sont les dix livres, les dix films, les dix disques que vous emporteriez avec vous si vous deviez vivre sur une île déserte ? » Mais comment en décider, ainsi que l’observe l’auteur, si de seulement en poser la question, et se gardant de tout pathos, suffit à ruiner dans son principe le modèle épistémologique que la pensée économique classique a construit à partir de la figure de Robinson : celle d’un sujet réduit à un état d’absolue nécessité qui exclurait toute idée de libre arbitre et, du même coup, toute possibilité de choix ?
Avant de devenir une entreprise commerciale du style « Club du livre », Desert Island fut d’abord une émission de radio qui connut sous ce titre un franc succès sur les ondes de la BBC, durant l’été 1940, aux jours les plus sombres de la bataille d’Angleterre, alors que la Grande-Bretagne devait à son insularité de ne pas avoir été submergée par le raz de marée des divisions blindées allemandes, mais subissait d’intenses bombardements sous lesquels elle jouait crânement la scène des adieux, dans l’espoir de la conjurer. À ceci près qu’avant de s’enquérir auprès de ses invités (certains de renom, parmi lesquels un ou deux ministres de Sa Majesté, et jusqu’à des membres de la famille royale) des livres qu’ils joindraient à leur bagage au cas où il leur faudrait le plier, le meneur de jeu ne manquait pas de spécifier qu’il allait de soi que la Bible et les œuvres complètes de Shakespeare feraient partie intégrante du mobilier. Histoire de laisser à chacun une entière liberté de choix sans que celle-ci soit d’emblée obérée par ce qui s’apparentait à un impératif catégorique.
Curieuse île déserte que celle-là, et qui recelait de pareils trésors, en l’absence postulée de toute présence humaine : comme si la bibliothèque se précédait en quelque sorte elle-même dans ce qui, en terre britannique, aurait figure d’a priori : pas de bibliothèque sans la Bible et Shakespeare. Robinson lui-même disposait, nous est-il dit, de trois bonnes bibles et de divers volumes qu’il conservait avec le plus grand soin, mais dont Daniel Defoe n’a pas jugé bon de communiquer les titres à son lecteur, non plus que d’en spécifier la nature. À tout le moins lui aura-t-il fallu les sauver du naufrage avant de les remiser en lieu sûr. Sans compter que rien ne dit qu’ayant à dresser une telle liste dans les circonstances qu’on a dites, toutes les personnes consultées aient considéré la chose d’un même œil ni obéi aux mêmes critères quant à la manière d’occuper leurs loisirs, tel pouvant préférer jouer aux mots croisés plutôt que lire Ulysse ou Tristram Shandy. De la même façon qu’on en est réduit, s’agissant de Shakespeare et de La Tempête, à des conjectures fondées sur la passion déclarée du duc de Milan pour les scènes occultes et la magie si l’on entend se faire une idée du choix qu’opéra par bonté, parmi les livres de Prospero, sachant combien il les prisait, et sans rien prévoir de l’usage qu’il pourrait en faire dans son exil, Gonzalo, le noble Napolitain que Shakespeare qualifie de « vieux conseiller honnête » et qui reçut l’ordre de l’abandonner en mer avec sa fille Miranda dans une barcasse pourrie, après que son propre frère l’eut dépossédé de son duché de Milan :