Le déserteur

J’imagine – dit l’un – que Robinson a connu des affres de pensée d’autant plus pressantes que le sentiment d’insécurité qu’il ressentait avant d’avoir acquis la certitude que la terre où il avait atterri, bien malgré lui, pouvait être qualifiée de « déserte » se doublait du soupçon qu’il y avait là comme un paradoxe : « déserte », son île n’avait-elle pas cessé de l’être dans le moment même où il y mettait le pied ? Il lui fallut quelques jours, voire quelques semaines avant d’avoir acquis la certitude qu’il avait échoué sur une terre selon toute apparence inhabitée, et qu’il s’y trouvait seul, tous ses compagnons ayant péri dans le naufrage ; le temps d’un premier établissement, éminemment précaire et défensif, après qu’il eut extrait de l’épave du navire tout ce qui pouvait lui être utile, suivi de quelques excursions jusqu’au faîte de l’île, d’où il fut à même d’en prendre une vue d’ensemble, sans y déceler aucune trace de vie humaine. À charge pour lui de se faire à cette idée, de renoncer à tout espoir d’une prompte délivrance, et de transformer son abri provisoire en une résidence permanente. Comme si, déserte, l’île où Robinson paraissait condamné à passer le restant de ses jours l’était si bien qu’elle le demeura, lui-même comptant pour un peu plus que zéro et un peu moins que un, alors qu’il y prenait ses aises. Marx qualifiait de « robinsonnades » les variations que la théorie classique a multipliées sur le thème d’un sujet réduit à une économie de pure subsistance, ce qui excluait toute idée d’échange aussi bien que d’exploitation. C’était là faire bon marché du fait que Robinson ne venait pas de nulle part, et qu’il fit naufrage alors qu’il voguait vers l’Afrique dans l’intention d’y faire lui-même provision d’esclaves, et ne retenir de ce qu’on dira être l’hypothèse de l’île déserte que la manière de passage à la limite sous le couvert duquel on s’approcherait au plus près du point de séparation, d’isolement, de solitude radicale, vers lequel tendrait le concept d’« île », à le prendre à la lettre. L’étymologie le veut ainsi : « isoler » a d’abord signifié « donner la forme d’une île », autrement dit « séparer ». Quiconque vit ou a vécu assez longtemps dans une île a pu en faire l’épreuve et en a connu le vertige : il n’y aurait d’île, au sens le plus fort du terme que déserte, celui d’une entité radicalement séparée, coupée du monde.

 

Il est sûr – en remarqua alors un autre – qu’une île, qu’elle soit par ailleurs d’apparence luxuriante ou désolée, ne saurait être qualifiée de « déserte » autrement qu’en termes d’occupation humaine, ce qui suffit à faire la différence entre elle et un désert. Mais que peuvent avoir de commun une île et un désert, en dehors des problèmes de survie ? Une île peut être déserte, et ne ressembler en rien à un désert. À l’inverse, un désert peut receler quelque population, nomade ou sédentaire, des oasis, sans cesser pour autant d’être un désert. Une île, où d’aucuns feraient relâche pour en repartir bientôt, sera dite à juste titre « déserte » aussi longtemps que nul ne prétendra y établir sa résidence permanente. Et cela quand bien même un trésor y aurait été caché qui attesterait du passage d’êtres humains qui auraient abordé là en prévoyant d’y faire retour. Tout autre est la situation faite à Robinson dans l’île où il s’est trouvé précipité par un naufrage qui l’aura réduit à une solitude sans pareille. Du jour où il découvrit à son grand effroi que la sienne n’était pas exempte de toute fréquentation, et de la pire espèce, Robinson comprit que le paradoxe sur lequel reposait son existence (vivre dans une île déserte, sans du même coup qu’elle cessât de l’être) n’était plus tenable en la présence de l’autre comme tel et qu’il lui fallait s’appliquer à ce que les cannibales qui venaient festoyer sur son rivage ne soupçonnent rien de sa présence, et ne viennent ruiner, par leurs pratiques guerrières et leurs habitudes de consommation, le modèle économique qu’il incarnait. Une île peut passer pour déserte aux yeux de quiconque qui l’habite, ce qui peut aller jusqu’à la paire, ainsi qu’il advint de Robinson lorsqu’il se vit lesté de Vendredi.

 

Vient alors celui qui a donné son nom à ce dialogue bien peu socratique, Le Déserteur. Celui-là tient un tout autre discours, et commence par citer Antonioni. Il suffira que disparaisse la jeune femme qui menait jusque-là le jeu dont elle avait les moyens, pour que, dans le grand bruit de l’hélicoptère et des vedettes de police lancées à sa recherche, l’îlot rocheux sur lesquels ont débarqué les pique-assiette de l’Avventura, cependant doté de surcroît d’un gardien, apparaît comme d’une extrême solitude. Va, dit-il, pour le fait que la question de l’île déserte ne soit pas affaire de nombres entiers. La vraie demande – et c’est là que pointe en effet la vérité – serait de savoir si, comme le pensait en définitive Gilles Deleuze, quelque chose existe ou soit pensable à tout le moins par hypothèse comme une île, au sens le plus fort du mot, qui ne soit pas « déserte ». Ce qui ne saurait aller sans violence. Par-delà le « de deux choses l’une » ou « de deux choses l’autre » qui est le fait de la pensée par « oui » ou « non », la fiction du rêve oppose ce calembour : « de deux choses l’île ».