Between the devil
and the deep blue sea1
Avec votre permission, ainsi qu’affecte de la demander, par politesse dit-on, tel orateur qui s’apprête à tenir un discours qui, loin d’aller de soi, risque au contraire de rencontrer une forte opposition – with your permission –, dis-je, je commencerai par ce qui, dans mon propos de ce jour, s’apparentera à un récit, en sera comme la citation, ainsi qu’il pouvait en aller chez Conrad ou chez Robert Louis Stevenson : j’ouvre donc les guillemets :
« Josèphe Lhermite habitait dans cette autre partie de l’île qui s’étend vers l’est, loin des falaises, à quelques dizaines de mètres à peine au-dessus du niveau de l’océan, et se réduit par gros temps à une lande battue par les vagues qui l’inondent en partie. Le lieu était connu au siècle dernier pour être un repaire de naufrageurs et de pilleurs d’épaves. Bien qu’elle y vécût frugalement, et comme si elle se tenait prête à quitter les lieux à tout instant, la rumeur voulait qu’elle fût depuis peu en possession d’un trésor dont la découverte fortuite, lors du curetage d’un puits, l’aurait tirée de la misère. Les bonnes âmes ne manquaient pas d’observer que cette relative aisance avait coïncidé avec l’entrée dans sa vie d’un homme aux allures singulières et des plus distantes, lui-même apparemment dépourvu de ressources, ce qui n’excluait pas qu’il ait pu être le détenteur d’un secret qu’il aurait communiqué à sa compagne. Certains, qui passaient pour les intimes du directeur de la banque locale, affirmaient que le couple y déposait de temps à autre un lot de pièces anciennes, toutes identiques, de la taille d’un dollar en argent, et d’une valeur estimable. »
Je fermerai ici les guillemets. Mais nous n’en avons pas fini pour autant avec la fiction : je note en effet qu’à ces commérages d’aucuns ajoutaient que les deux amants (mais amants, l’étaient-ils seulement ?) procédaient fréquemment à d’amples collectes de coquillages sur leur plage, ce qui ne manquera pas d’éveiller chez tout lecteur ayant poussé plus avant que L’Île au trésor, dans l’œuvre de Stevenson, le soupçon qu’on aurait affaire là à un exemple des pratiques de sorcellerie auxquelles aurait donné lieu le commerce des cauris, ces coquillages enfilés en colliers qui ont longtemps servi de monnaie, sans valeur fiduciaire, parmi les populations de l’aire du Pacifique Sud. Dernière en date du recueil des Island Nights Entertainments, « The Island of Voices », « L’Île aux voix » de Stevenson, s’achève sur une scène au cours de laquelle Kéola, le jeune et triste héros de cette nouvelle, fait retour sur la plage aux coquillages magiques que Kalamaké, le sorcier son beau-père, excellait à transformer en bonne monnaie d’argent :
« Le rivage était nu sous le puissant soleil ; on n’y découvrait personne d’humain, mais la plage avait été foulée aux pieds, et partout autour de Kéola, à mesure qu’il avançait, les voix parlaient et chuchotaient, et de petits feux jaillissaient et s’éteignaient. On parlait là toutes les langues de la terre : le français, le néerlandais, le russe, le tamoul, le chinois : il y avait quelques représentants de tous les pays qui connaissaient la sorcellerie pour chuchoter à l’oreille de Kéola. Cette plage était peuplée comme une foire, bien qu’on ne vît personne ; et à mesure qu’il marchait, il voyait les coquillages disparaître devant lui, sans que personne les ramassât. Je crois que le diable lui-même aurait pris peur d’être seul en pareille compagnie. Mais Kéola avait dépassé la peur et courtisait la mort. Quand les feux jaillissaient, il les chargeait comme un taureau. Des voix sans support corporel appelaient de-ci et là ; des mains invisibles versaient du sable sur les flammes, et elles disparaissaient de la plage avant qu’il ait pu les atteindre. »
Fin de citation, ainsi qu’il est recommandé de le signaler ou d’en faire état devant une audience anglo-saxonne : mais « fin », qu’est-ce à dire, s’agissant d’une citation, qui ne porte la marque de la coupure plutôt que de l’achèvement ? Et pourquoi cette longue citation en forme d’incise qui aura eu pour effet le plus sûr de mettre un terme, sans plus de façons, à un récit qui pouvait sembler bien engagé, sans avoir, j’en conviens, rien de très original. Ce que certains d’entre vous regrettent dès à présent, je le sais, qui ne sont pas acquis à l’idée qu’on puisse user de citations en provenance de sources de nature très diverse et qui ne soient pas seulement d’ordre textuel, pour construire, par la voie d’associations dont la pertinence demandera quant à elle à être établie avec le plus grand soin, un discours qu’on ait en revanche toute liberté de qualifier d’« analytique » ; ou, pour parler bref, un discours qui fasse sienne l’hypothèse de l’inconscient, en l’absence de la vocation thérapeutique où la psychanalyse a, bon gré, mal gré, son assise.
Pour l’heure, avec votre permission, je me propose de travailler avec vous, à titre d’exemple, à l’exploration d’une filière analytique aux résonances babéliennes des multiples langues qui avaient cours en matière de sorcellerie, et qui cohabitaient, si l’on peut ainsi parler, sur la plage aux voix. Pour ne rien dire de l’écho que peut trouver le texte aux accents dantesques de Stevenson dans un passage célèbre de La Divine Comédie, quand, dans la huitième bolge infernale, le poète voit des lucioles (vede lucciole giù per la valea), ou des vers luisants, qui resplendissaient dans la vallée comme autant de flammes (di tante fiamme tutta resplendea) dont chacune contenait un pêcheur (ogne fiamma un peccatore invola). La citation peut bien être de troisième ou quatrième main, ainsi qu’on le lira en note : on n’en sera que plus attentif à son opération et à ce qui peut en faire le ressort.
On aura tôt fait de crier à l’anachronisme. L’Île au trésor de R.L. Stevenson parut pour la première fois en 1861-1863 dans un journal pour enfants. Un demi-siècle plus tard, très exactement le 21 octobre 1931, au plus fort de la grande dépression des années trente, Cab Calloway aura de bonnes raisons d’enregistrer Between the Devil and the Deep Blue Sea, tel qu’il le braillait le soir au Cotton Club, sans se soucier des échos que pourrait éveiller, dans Harlem, en pleine période de crise monétaire, l’histoire du neveu du sorcier, participant comme elle le faisait d’un constat de faillite des institutions financières et de l’idéologie monétariste, qui n’avait, quant à lui, rien d’anachronique (« Quand je pense – se disait Kéola – combien on s’est moqué de moi en me parlant d’hôtels des monnaies et en prétendant qu’on y fabriquait l’argent, alors qu’il est clair que toutes les pièces neuves du monde se récoltent sur cette plage ! ») ; sans oublier la ballade elle-même, pour l’allusion à l’âge de la piraterie que comportait son titre, repris d’une vieille chanson de boucaniers, avant que Broadway n’y adjoigne ses propres lyrics :
I don’t want you,
But I hate to lose you,
You’ve got me in between
The Devil and the deep blue sea.
Suivra une brève interruption durant laquelle on fera entendre quelques enregistrements de Between the Devil and the Deep Blue Sea par Cab Calloway, Benny Goodman, Ella Fitzgerald et Blossom Dearie.
Les deux essais qui suivent correspondent aux deux parties d’une conférence dont la sténographie figure dans le dossier sur du papier à en-tête du Center for Advanced Study in the Visual Arts (CASVA) de la National Gallery de Washington, sans qu’on ait pu en retrouver trace dans les archives du Centre.