L’interruption s’étant indûment prolongée pour donner à toute une partie de l’auditoire la possibilité d’exprimer sans y mettre trop de formes ses doutes sur la validité et l’intérêt d’un propos où beaucoup ne voyaient que de la fausse monnaie, je repris d’autorité la parole en faisant observer à mes contradicteurs que le clair et grand air lacanien d’ouverture, celui de « l’inconscient structuré comme un langage », n’avait attendu l’autorisation de personne pour trouver un écho dans notre petite musique à nous, notre opéra intime. Pas plus que ne l’aura fait, dans un « désormais » aujourd’hui sans date, l’énigmatique Leitmotiv dit de « la vérité comme fiction » que Lacan aura conçu et développé après avoir lu La Lettre volée d’Edgar Alan Poe, et lui avoir consacré le célèbre séminaire sur lequel s’ouvre le premier volume de ses Écrits. Et pourtant l’idée que la vérité puisse avoir partie liée avec la fiction dans ce qui serait leur ordonnance respective n’est pas de celles qu’on soit enclin à faire siennes sans autre forme de procès, et sans soupçonner qu’elles pourraient emporter une part de feinte, sinon de ruse ; au risque de ne retenir de ce discours que la petite musique que je disais, laquelle se passerait fort bien de la parole aussi bien que de tous guillemets, en symétrie inverse du spectacle que Prospero offre au roi de Naples, lequel se dit émerveillé de ces formes, de cette mimique, de cette mélodie qui énoncent – et cela sans le secours de la parole – une manière d’excellent discours muet.
Des fictions, il en est de diverses espèces, et qui n’entretiennent pas nécessairement un rapport univoque avec ce qui a nom la « Vérité » ou avec telle de ses espèces, elles-mêmes singulières. Aristote y décelait une visée analogue, dans le champ conceptuel, à celle à laquelle obéissait, sous son aspect plastique, le modelage de figurines de cire ou de terre cuite à des fins illusionnistes, voire mensongères, faites qu’elles étaient pour épater le chaland, le mystifier, le tromper. Ainsi des fictions dont s’étayait la théorie platonicienne des Idées, lesquelles font l’objet de la part d’Aristote d’un assaut critique d’autant plus instructif qu’il aura été poussé jusqu’au détail d’une érudition sans failles. Tels les prétendus nombres « idéaux », auxquels Aristote prête à juste titre une attention particulière pour ce qu’à la différence de celle des nombres mathématiques la génération n’en était pas soumise à la règle de l’addition des unités. Avec dans ce contexte (nous y voilà !), au plus fort de ce jeu de massacre, indemne, cette pépite en forme de définition : « J’appelle fiction [plasma] la violence faite à la vérité en vue de satisfaire à une hypothèse. »
En un sens – mais qui n’est pas nécessairement celui qu’on croirait – tout est dit ou, à tout le moins, tous les éléments sont réunis pour un jeu de langage à quatre termes, dont un pulsionnel, la violence faisant partie intégrante d’un système dont participent aussi bien la critique aristotélicienne que l’analyse lacanienne. Il suffira pour l’admettre de forcer un peu la dose et de perturber les flux qui vont de l’un à l’autre des pôles considérés : on en apprend parfois plus sur la vérité de la violence qui lui est faite, sans aller jusqu’à la dépouiller de son voile, auquel cas, comme le disait Nietzsche, on n’aura plus affaire à la vérité ; comme il est des hypothèses qui, pour controuvées qu’elles soient, n’en conservent pas moins leur pleine valeur heuristique ; et comme il est des fictions dont la pertinence se mesure à leur efficacité. J’en retiendrai un exemple qui nous reconduira à notre propos.
« L’Île aux voix » de Stevenson se signale aujourd’hui encore à l’attention du lecteur par le lien qui s’y trouvait marqué, bien avant que les anthropologues n’en aient fait leur affaire, entre la création de monnaie, sinon son institution au titre d’équivalent général dans le circuit des échanges, et une activité de parole quasi babélienne et qui impliquait en tant que telle la pluralité des langues, sinon celle des moyens d’expression. Renchérissant dès l’abord sur l’accusation d’anachronisme, ou de ce qui en serait le pendant en termes de distance non plus seulement temporelle mais géographique et contextuelle dont je ne manquerai pas de faire l’objet au terme de ce que je tiens, que je regarde – c’est bien le mot qui convient, on le verra – comme une fiction en une acception en définitive assez proche de celle où la prenait Aristote. Tout y est : et la violence supposée faite à ce qui se présente comme la vérité du message apostolique ; et le soutien qu’apporte ladite fiction, dans ce qu’elle peut avoir d’illusionniste, à l’hypothèse d’une incursion de la magie dans le champ religieux (à moins que ce ne soit l’inverse) ; sans compter l’aspect plastique, à tout le moins volumétrique, qui s’attache à la fiction [plasma] comme telle.
S’agissant du don des langues, et de ce qu’on peut entendre par là, il n’est pas de meilleure entrée en matière que le texte des Actes des Apôtres (II,2.1.4) sur la Pentecôte :
« Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu ; elles se partageaient, il s’en posa une sur chacun d’eux ; tous furent alors remplis de l’Esprit-Saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. »
« Tous commencèrent à parler en d’autres langues » : le don des langues – et c’en est bien un, de don, sous ces deux espèces – n’est plus affaire de diversité, ainsi qu’il en fut à Babel (la diversité des langues opposée au langage, au parler unique qui était auparavant de règle et d’usage entre les hommes), mais de traductibilité, à l’échelle de laquelle doit se mesurer tout ce qui fait, contre Mallarmé (« Les langues, imparfaites parce que plusieurs »), la richesse de la langue.
Le tour, sinon l’atteinte, la violence faite à la vérité peut s’avérer plus complexe qu’on ne le croit si l’on en juge par l’image de la Pentecôte que nous a livrée Luca Signorelli, le peintre cher à Freud des « Choses dernières », à la cathédrale d’Orvieto, et qui serait en effet mieux dite une « fiction », vu l’effet d’affiche qu’y assume la construction perspective, à des fins qui ne sont pas seulement illusionnistes, l’avancée d’un pavement aux vives couleurs conduisant en retour à ce qui constitue l’un des traits les plus singuliers de la composition. On est en effet loin de la maison des Actes, ouverte de tous côtés au grand vent qui l’emplit, sans que nul songe apparemment à fermer les fenêtres. Chez Signorelli, l’heure serait plutôt à la clôture, à la séparation, à l’isolement, à tout ce qui fait d’un lieu coupé du monde l’équivalent d’une île ou du cercle tracé sur le sol par le magicien pour y enfermer ses victimes (La Tempête). La Vierge et les Apôtres sont installés sur les trois côtés d’une salle rectangulaire en stricte perspective centrale, éclairée par la seule lumière qui émane de la figure divine inscrite dans la voûte d’où ont procédé les langues de feu d’ores et déjà déposées dans la chevelure des apôtres. Mais ce que la composition a de plus frappant est constitué par les trois fenêtres aux volets ostensiblement cadenassés alignées sur le mur du fond au-dessus du groupe sacré. Comment ne pas songer ici à la donnée dont font état Mauss et Hubert, dans leur Esquisse d’une théorie générale de la magie et selon laquelle « le rite religieux recherche en général le grand jour et le public tandis que le rite magique le fuit. […] L’isolement comme le secret est un signe presque parfait de la nature intime du rite magique dont il exprime l’irréligiosité ».
Là où le texte des Actes joue l’ouverture, la Pentecôte de Signorelli met au contraire l’accent sur la clôture du lieu où prend place l’événement. Mais d’une telle clôture, le texte sacré ne fait pas mention. Quand bien même on voudrait que la fermeture des volets ait fait suite au coup de vent, le trait de magie ne serait pas levé pour autant : on en trouvera confirmation dans le fait que, telle que la raconte Stevenson, l’aventure du sorcier et de son gendre débute par l’injonction que le premier fait au second de fermer soigneusement toutes les portes et tous les volets de leur commune demeure avant d’être transportés par magie sur la plage aux flammèches bavardes. Tout se passant comme si, au moment où le message chrétien allait se répandre sur le monde par des voies inverses de celles de Babel, la religion avait dû en passer par un moment marqué comme magique. La rencontre en témoigne, à des siècles et des dizaines de milliers de kilomètres de distance, sans qu’on puisse supposer le moindre lien de dérivation de l’un à l’autre, entre le texte sacré et la fable de Stevenson : venu du ciel, un bruit tel qu’il ne saurait s’en produire qu’au théâtre à l’instar de La Tempête de Shakespeare. Encore aura-t-il suffi pour laver la Pentecôte d’Urbino de toute connotation magique du fait qu’il s’agissait, à l’origine, non pas d’un tableau mais d’une bannière de procession faite pour être exposée en plein air en tous lieux et à tous les vents.