« Allez-vous manger votre soupe, sacré bougre de marchand de nuages ? » La petite folle bien-aimée visait juste quand elle dénonçait d’un mot, accompagné d’un bon coup de poing dans le dos, le caractère fétiche dont s’affectait, dans l’esprit du poète, une formation naturelle éminemment instable, dont on voit cependant mal comment elle aurait pu entrer dans le circuit de la marchandise à une époque qui ne s’était pas encore donné les moyens de produire des nuées à l’échelle industrielle, mais en usait déjà comme d’un signifiant majeur, et pas seulement en peinture. Le nuage, figure du doute ? Tout homme des Lumières qu’il fût, Diderot disait s’occuper plus à former des nuages qu’à les dissiper, plus à suspendre son jugement qu’à juger. Qu’on puisse produire des nuages, mais non en construire, Wittgenstein ne manquera pas d’en prendre note, comme s’il avait vu là un défi pour la pensée, à tout le moins une pensée à venir. Tout cela, les « mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs », les « constructions de l’impalpable », en un mot « les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages » qu’évoque l’Étranger, et sous le signe desquels s’ouvre Le Spleen de Paris, tout cela ne serait que du vent : ce même vent qui les pousse, là-bas, ces nuages, et les transforme, les fait et défait continûment, quand il n’en nettoie pas le ciel, ne l’en balaye.
Rien de plus différent au premier abord, phénoménologiquement parlant, rien de plus éloigné d’un nuage, rien de plus dissemblable, de plus contraire à lui, dans ce qu’il a d’éphémère et d’évanescent, que ne l’est telle île, qu’elle soit faite de roc, de lave ou de sable, qui résiste aux assauts d’un temps qui se compte lui-même par millions d’années. Rien qui justifie, de prime abord, qu’à quarante ans de distance on puisse passer sans transition d’un commerce à l’autre, et de celui des nuages à celui des îles. Rien, sinon le fait, en apparence paradoxal, que ces deux classes d’objets, si hétéroclites soient-elles, s’avèrent prêter, sur le plan métaphorique, à toutes manières d’associations suivant des filières encore mal identifiées. Avec, à la clé, un jeu de recoupements, d’échanges, de déplacements, de substitutions que l’on serait porté à tenir pour strictement mental, s’il ne devait, à un moment ou un autre, en passer par les yeux, et ne s’accompagnait du même coup d’une prime de plaisir, quand bien même la part serait faite belle, là-bas, du côté des nuages, à l’impalpable, et ici-bas, du côté des îles, suivant la remarque qu’en fait Pynchon, au poids dont y pèse l’horizon.
Un commerce de pensée ; ou, pour mieux cerner la chose dans ce qui fait son articulation spécifique, un commerce du penser qui trouve éventuellement son expression au registre et dans l’élément de la langue : l’anglais cloud et l’allemand Wolken connaissent l’un et l’autre une forme substantive, dénotant la chose ou le phénomène, et une forme verbale, to cloud, wolken, qui en déclare l’opération : « ennuager », « dissimuler », « obscurcir ». En retour, l’Oxford English Dictionary fait état de la forme verbale to island, dans le sens de « donner forme d’île », d’« enclore comme dans une île », et, last but not least, de « semer de taches qui sont comme autant d’îles ». Là comme ici, l’ombre ou la tache jouent au titre d’embrayeurs dans les filières associatives, avec d’un côté le clouded leopard, ainsi nommé pour les taches en manière de nuages dont est semé son pelage ; et de l’autre, mentionné par deux fois dans À la recherche du temps perdu, le « Zut alors ! » qu’arracha au jeune Marcel, lors d’une promenade avec son grand-père du côté de Guermantes, la vue de l’ombre d’un nuage reflétée parmi les nymphéas sur les eaux de la Divonne. L’ombre d’un nuage, mais aussi bien celle d’un doute, the shadow of a doubt.
La culture et l’imaginaire touristique du marchand de nuages du Spleen de Paris doublé du traducteur d’Edgar Alan Poe, ont voulu que, non content de n’avoir fait place qu’à une seule et unique île dans la géographie des Fleurs du mal, Baudelaire s’en soit tenu à une allégorie : celle de Cythère « la désenchantée », « île triste et noire », « De l’antique Vénus le superbe fantôme » :
« Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie. »
« Zut alors ! » s’écrie ici le lecteur qui a constamment gardé au plus près de lui, comme un talisman, un repère, un guide, le petit volume de couleur rose du Spleen de Paris, dans la Bibliothèque de Cluny.