La prisonnière du désert

Aveuglé par le soleil qui déclinait face à nous dans l’axe rectiligne de la route qui parcourt l’île sur toute sa longueur, je dus m’arrêter sur le bas-côté et descendre de voiture, à demi ébloui. Dans le ciel traversé de traînées flamboyantes, il semblait que les entours de l’île se reflétaient tels qu’en un miroir peuplé de constructions noirâtres et effilochées, dressées à la verticale sur le fond de masses cotonneuses d’un blanc étincelant. Je dis souvent qu’il n’est pas de plus beaux cieux que ceux de cette île, mis à part ceux de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. Mais là-bas, c’est le désert, et non la mer, qui se reflète dans le ciel. De ce côté-ci de l’Atlantique, les jours de grisaille ou de tempête sèche, les nuages peuvent s’étager au-dessus de la mer, comme autant de montagnes qui y plongeraient directement, ainsi qu’elles le font sur la côte nord du Pacifique, autour de Vancouver, sans qu’on sache toujours distinguer entre ce qui est île ou continent (ce qui ne saurait aller sans conséquences pour l’avant-garde artistique du cru, comme on sait des plus actives).

 

Quelques années plus tôt, peu après avoir visité Monument Valley – John Ford oblige –, nous nous étions arrêtés sur la route de Santa Fe, dans notre grosse Ford de location, à flanc de mesa, ces grandes dalles de pierre qui émergent par vagues successives de l’océan de sable rouge, et où les Indiens élisaient volontiers domicile, peu avant d’arriver au site grandiose du monastère d’Acoma. Il y avait là une grande maison tenue par une belle femme en jupe longue et aux abondants cheveux gris, aux abords d’une ancienne mine à ciel ouvert qu’elle faisait visiter, et dont une énorme locomotive arrêtée là depuis plus d’un siècle obstruait à demi l’entrée. Dans la salle basse de plafond que pénétrait le soleil couchant, Teri dénicha, parmi tout un fatras de vieux tissus et de poteries usagées, un exemplaire flambant neuf de l’étonnant échange sur les aléas de la propriété privée en matière linguistique qu’est la Correspondance entre Vladimir Nabokov et Edmund Wilson (« Conrad savait manier mieux que moi l’anglais readymade1. Mais je connais mieux l’autre manière. Il ne plonge jamais dans la profondeur de mes solécismes. Mais il n’atteint pas à la hauteur de mes pics verbaux »). À mes propres remarques sur la beauté des lieux, la femme eut cette réponse, qui s’avéra être un lieu commun : « Nous n’avons pas la mer, mais à sa place nous avons le ciel. » (We do not have the sea, but in its place we have the sky.)

 

La haute façade à deux tours de l’église d’Acoma se dresse de façon spectaculaire à quelques mètres du ravin vertigineux sur lequel se termine la grosse motte du village, et dans lequel les Pueblos précipitèrent le frère Baltazar, l’un de leurs précepteurs et tyrans parmi les plus féroces, ainsi que le comte Willa Cather dans Death Comes for the Archbishop. Sans qu’il parût autrement affecté par cet épisode sans doute fâcheux, mais dans le juste ordre des choses de l’évangélisation, un aspect des lieux qui frappa celui qui n’était encore qu’un évêque, lors de sa première visite à Acoma, était que chaque mesa était comme redoublée, duplicated, par une « mesa de nuage » (a cloud mesa), immobile au-dessus d’elle ou s’élevant lentement derrière elle.

 

« Ces formations nuageuses étaient apparemment toujours là, vaporeuses ; parfois elles étaient en forme de dômes, ou de contours fantastiques, comme les sommets de pagodes d’argent, s’élevant les uns au-dessus des autres et suggéraient qu’une cité orientale s’étendait juste derrière le rocher. Ces immenses tables de granit disposées sur le vide d’une plaine ne se pouvaient concevoir sans leurs servantes nuageuses, qui faisaient partie d’elles, comme la fumée fait partie de l’encensoir, l’écume de la vague. »

 

Deux jours plus tard, nous rencontrâmes dans l’une des cités rupestres pour partie lovées et pour partie excavées dans les dernières mesas qui s’étagent vers le Colorado un Indien d’une quarantaine d’années, lequel nous dit, en très bon français, avoir travaillé chez Renault, dans l’île Seguin. À quoi sera venue s’associer depuis lors, dans le souvenir sans trace d’exotisme que j’ai gardé de cet homme et de ce lieu quasi insulaire, la longue séquence d’Éloge de l’amour de Jean-Luc Godard, tournée depuis la voie de chemin de fer qui jouxte en cet endroit la rive gauche de la Seine, face à l’île pour l’heure inhabitée, où ne demeure que le porche d’entrée de l’usine et d’où l’histoire s’est retirée sans rien laisser là qui ressemblât de près ou de loin à un document d’époque ou de la mémoire ouvrière.

1.

En anglais dans le texte.