L’histoire, en délit

Réunies par une agrafe, les deux liasses de notes qui suivent font en effet la paire. La première pourrait se rapporter à un scénario ou à un projet de mise en scène qui correspond à l’un des axes majeurs du dossier, mais elle connaît dans celle qui lui est associée un développement d’une autre nature. On a respecté le tour par lequel, d’être mise en exergue et entre guillemets, l’évocation de la séquence d’ouverture du film de Terrence Malick, Le Nouveau Monde, peut passer pour une citation.

1. On évitera le spectacle, sans s’y refuser tout à fait : sans plus de phrases, par la seule vertu de la dynamique perspective, le cinéma est en mesure de représenter ce qu’une telle ouverture a pu avoir d’« historique » pour ceux-là mêmes qui en furent moins les acteurs que les témoins, voire de simples figurants. Mais cette scène en appelait à une figure qui la soutînt ainsi qu’au blason la figure soutient l’écu. Le théâtre devait prendre les devants et donner le ton avec Le Livre de Christophe Colomb, dont Max Reinhardt passa commande à Paul Claudel, en 1928, sans que rien soit dit des raisons qui conduisirent le célèbre metteur en scène autrichien à finalement refuser ce qui se présentait comme un opéra tout en faisant, selon ses vœux, une large place à la projection d’images fixes ou en mouvement : comme si le théâtre, loin de s’effacer derrière un cinéma qui en était encore au stade du « muet », avait rêvé de le prendre à son piège, de le couler dans son moule, de le phagocyter. Mais le propos de Claudel n’en avait pas moins de quoi surprendre dans la mesure où il attendait de la musique qu’elle incarnât une puissance nouvelle, inconnue du temps des Rois Catholiques, et dont il aurait voulu que les réactions, dûment intériorisées et transposées sur la scène et jusque dans la fosse d’orchestre, fassent partie intégrante du spectacle :

 

« Une vie, une vocation, une destinée, la plus sublime qui soit, celle de l’inventeur d’un nouveau monde et du réunisseur de la Terre de Dieu, se déploie sur la scène, et les réactions et les sentiments dont ce spectacle nous remplit, ne restent pas muets. Du murmure à l’acclamation, de l’interpellation à la controverse, le public suit toutes les péripéties du drame : il est cette puissance anonyme qu’on appelle l’Opinion, cette Opinion dont la Presse s’est faite l’organe, l’Opinion de la postérité qui vient soutenir, épouser, combattre ou renforcer celle des contemporains. »

 

2. Penser à ce que disait Proust, dans Contre Sainte-Beuve, de cette beauté journalistique, toujours un peu vulgaire, comme l’étaient ces phrases qu’on lisait en frémissant dans le journal, au compte rendu des séances de la Chambre, lequel se réduisait à une suite de déclamations constamment interrompues par la mention de « vives protestations à droite, salves d’applaudissements à gauche, rumeurs prolongées… ».

 

3. Colomb a fait mieux et plus que découvrir l’Amérique et inventer un nouveau monde : il a donné à l’idée même de « monde », en la repliant et la remodelant, la resserrant, la renfermant pour ainsi dire sur elle-même, sinon la consistance, à tout le moins la figure en tant que telle éminemment maniable d’une boule compacte. Qu’il y eût là une idée spécifiquement européenne, c’est à quoi achoppent régulièrement les jongleries à une ou plusieurs boules auxquelles se livrent aujourd’hui, aux fins qui sont les leurs, les bons apôtres de la « mondialisation ». C’est d’Europe qu’est parti Colomb pour accomplir la mission que lui prête Claudel, dans le langage qui est le sien : celle de « réunir la terre catholique » pour en former « un seul globe sous la croix ». Et cela quand bien même il lui aura fallu, à cette fin, « déranger l’Europe de son petit travail » et « quitter la mer fermée pour faire sien l’horizon de l’Ouest ». « Que c’est beau la mer ! Que c’est beau, entre mes bras, la terre ronde ! Que c’est beau le chemin vers l’Occident ! » (Vifs applaudissements à l’orchestre, rires au poulailler.)

 

4. Claudel n’a pas inventé le geste de Colomb remettant le globe à son roi. Il y a trouvé la matière d’un spectacle, là où Nietzsche, durant son séjour à Gènes, à l’hiver 1882, aura été si fortement exalté par l’exemple de Colomb qu’il appela les philosophes à lever l’ancre et à prendre un nouveau départ : « La terre morale, elle aussi est ronde ! Il reste un autre monde à découvrir – et plus d’un ! Il est temps, philosophes, prenez la mer ! »

 

L’histoire des grands voyages de découverte ne s’arrête pas là. Mais « histoire », qu’est-ce à dire quand, loin de s’inscrire dans la continuité du grand récit claudélien, les pérégrinations de La Pérouse, de Cook ou de Dumont d’Urville sillonnant en tous sens l’océan Pacifique, et dans tous ses coins et recoins, sa poussière d’îles et d’atolls, prirent un tour contraire à toute attente, plus proche de l’opération du mythe que de l’écriture de l’histoire ? Comme si, par contre-figure, la logique oppositionnelle l’avait en définitive emporté sur celle de la narration : à telle enseigne que, commencée sous le signe de la conquête et de l’unification, sinon de la conversion, la découverte du monde avait dû s’achever, à tout le moins sur les eaux, dans un grand parfum d’aventure et de voyage où il ne sera plus tant question de découvrir de nouvelles terres que de satisfaire une curiosité anthropologique qui prendra à l’occasion des allures touristiques. Ainsi en alla-t-il de l’île de Pâques, réputée être la parcelle de terre habitable la plus isolée au monde, découverte le jour de Pâques 1722 par le Hollandais Jacob Roggeveen et dont l’étrange statuaire monumentale valait assurément le détour qu’y fit le capitaine Cook, un demi-siècle plus tard ; le tout – car c’est bien à la variante romanesque d’un tout qu’on a ici affaire – placé qu’il est sous celui (le signe) de la séparation et de la dispersion, de l’isolement, de la fascination des confins (certains des plus proches…), et de tous les pièges de l’insularité.